Le communiqué du ministère en charge de la culture a suscité l’intérêt et la critique d’un grand nombre. Chacun y va de son diagnostic et de son pronostique.
D’aucuns sont heureux d’un tel rappel à l’ordre car pour eux en effet, la scène culturelle togolaise est devenue ces dernières années méconnaissable. Détournée de ses aspirations premières et empreinte d’une forte légèreté, elle contribue bien plus à la dépravation de la jeunesse qu’à leur éducation. En prenant de telles mesures ou plutôt en rappelant des dispositions normatives et législatives déjà existantes, l’Etat ne fait que joué un rôle qu’il a longtemps semblé délaissé.
Pour d’autres par contre, cette ‘’menace’’ du Ministère de la culture est un peu excessive et ne pourra d’ailleurs suffire, à elle seule, à arrêter l’hémorragie si tant est qu’il s’agisse d’une hémorragie à stopper. Pour ceux-ci en effet, la scène culturelle et surtout musicale joue bien son rôle majeur qui est avant tout de distraire. Dans un environnement ou le stress est quasi quotidien, si la culture ne peut contribuer à évacuer le stress ou du moins à le fuir pour l’instant d’un clip, cette culture contribue alors au mal-être et à la frustration. En ce sens, le rôle de l’état devrait se limiter à sensibiliser et orienter les citoyens dans leurs choix de consommation culturelles et non à leurs imposer des choix de consommation en amputant la culture d’une de ses manches. Les consommateurs de la culture ont droit à la diversité et la restreindre est une atteinte à leurs droits. D’autres de rajouter que cette soit disant dépravation des mœurs ne rend pas la nouvelles génération (génération des tatouages, des piercings, des dreadlocks) plus perverse que la vieille génération : la génération des polygames et des sugar daddy.
Les temps changent et beaucoup de chose évoluent. La rencontre des cultures ne saurait laisser une culture intacte. Les jeunes font juste preuve d’une plus grande ouverture d’esprit et vouloir lutter contre cela en ce 21eme siècle et à l’aire du digital c’est comme donner un coup d’épée dans le vent. Au mieux ça finira comme la lutte contre l’avancé de la mer : on ne pourra que repousser l’échéance.
Au-delà de tout, que Dit le droit ?
Comme on l’a bien compris, le ministère de la culture fonde son action ou son intention sur la lutte contre des atteintes aux bonnes mœurs. Le code pénal togolais en son article 392 définit l’atteinte aux bonnes mœurs comme : « tout acte impudique ou contre nature commis avec un individu de son sexe. Constitue également un outrage aux bonnes mœurs, toute atteinte à la moralité publique par paroles, écrits, images ou par tous autres moyens ». Bien entendu, le présent communiqué s’inscrit bien plus dans le cadre du deuxième alinéa.
Le communiqué a d’ailleurs été visé par l’article 394 du code pénal qui, tout en se montrant plus explicite sur les actes constitutifs d’outrage aux bonnes mœurs, prévoit les sanctions encourut par les auteurs.
Sur quoi se fonde l’action de l’Etat ?
Avant tout sur la constitution qui est la Loi des loi, la norme la plus hautement perchée dans la hiérarchie des normes. Pour illustrer, si les écosystèmes juridique, judiciaire et légal d’un Etat pouvaient être assimilés aux différentes parties d’un corps humain, et bien, la constitution en serait la colonne vertébrale ; celle à laquelle tous s’accrochent pour tenir en place. Le pouvoir législatif serait le cerveau, l’exécutif serait le cœur et le judiciaire serait à la fois les reins et les poumons.
Cela étant dit, la constitution confère à l’exécutif ce que l’on qualifie de ‘’pouvoir de police administrative’’. «On entend par police administrative l’ensemble des interventions de l’administration qui tendent à imposer à la libre action des particuliers la discipline exigée par la vie en société »[1]. En vertu de ce pouvoir, l’exécutif est habileté à limiter la liberté des individus et à influencer leur comportement lorsqu’il y va de la « sûreté, de la santé, de la morale et du bien-être général »[2].
A ce sujet, l’article 36 de la constitution dispose que « L’État protège la jeunesse contre toute forme d’exploitation ou de manipulation ». À l’article 40 de compléter : « L’État a le devoir de sauvegarder et de promouvoir le patrimoine culturel national ». On peut valablement en conclure que le communiqué du ministère de la culture va dans le sens de ces deux dispositions.
Alors, que dire de la liberté d’expression ?
D’abord, qu’est-ce que la liberté d’expression ?
Le Procès de Socrate, poursuivi et condamné pour avoir tout à la fois corrompu la jeunesse, méprisé les dieux de la Cité et tenté de leur en substituer de nouveaux, illustre ironiquement et de manière caricaturale, le procès fait aux acteurs de la culture togolaise aujourd’hui.
« La liberté d’expression est le droit reconnu à l’individu de faire connaître le produit de sa propre activité intellectuelle à son entourage »[3].
Tout comme le pouvoir régalien de l’Etat, la liberté d’expression a également une valeur constitutionnelle. En effet, l’article 25 de la constitution dispose en son premier alinéa que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion, de culte, d’opinion et d’expression ».
La liberté d’expression artistique peut dans une certaine mesure, être définie comme le droit pour une personne de produire de l’art comme il l’entend, sans ingérence de la société et sans souffrir d’une quelconque censure.
Le Togo a adopté en 2016 une loi régissant la profession d’artiste[4]. Ladite loi cite et définit les différentes formes d’art et consacre bien la liberté artistique.
Peut-on alors affirmer que le ministère de la culture, par ce communiqué, menace ou viole la liberté d’expression ?
Et bien non car, si la constitution consacre la liberté d’expression et par ricochet, la liberté d’expression artistique comme un droit fondamental, elle s’est vite empressé d’en fixer des limites. En effet, le même article 25 de la constitution en son deuxième alinéa dispose que « L’exercice de ces droits et libertés se fait dans le respect des libertés d’autrui, de l’ordre public et des normes établies par la loi et les règlements ». Liberté d’expression d’accord ! Mais respect de l’ordre public d’abord.
Quid du droit des consommateurs ?
En abordant la question sous cet angle on fait intervenir un troisième acteur ou plutôt spectateur qui est le consommateur des produits culturels et artistiques. En effet, chacun des deux premiers acteurs prétend agir dans l’intérêt des consommateurs.
Il est beaucoup plus question du droit du consommateur à choisir librement ce qui convient à ses envies ou à ses besoins. Dans le domaine des affaires et le secteur des entreprises, on parle de libre concurrence et on estime d’ailleurs que la concurrence va dans l’intérêt du consommateur. Pourquoi en serait-il autrement pour le secteur de la culture ? Pourquoi ne laisserait-on pas le consommateur décider par lui-même de ce qu’il juge convenable ou pas convenable pour lui ? Laisser libre de choisir entre un clip de gospel pudique et un clip de rap exhibitionniste ?
Et bien tout simplement parce que le consommateur n’a pas toujours le sens de la raison ou plutôt l’âge de la raison. En effet, le consommateur c’est aussi parfois un mineur assis devant une télé ou derrière une radio. A l’égard de cette dernière tranche de consommateur, l’Etat et la communauté toute entière a un devoir d’éducation aux bonnes mœurs.
Jean-Paul D. BILESAH
Juriste en droit des affaires, Formateur
[1] Jean Rivero, précis de Droit administratif, 1ere édition
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Pouvoir_de_police
[3] Article Freedom of speech,’ Encyclopédie de philosophie de l’université Stanford
[4] Loi N° 2016 – 012 Portant Statut de L’Artiste