« Je préfère leur histoire plutôt que leur éloge; car on ne doit aux morts que ce qui est utile aux vivants: la vérité et la justice. »
Condorcet
L’assassinat de Tavio Amorin est plus qu’un drame national. C’est une perte inestimable pour une jeune nation comme le Togo qui a plus que besoin du talent et de l’engagement de ses fils. Des plus doués surtout.
Pour ces compagnons et pour ceux qui l’ont approché, Tavio était tout simplement né pour conduire et indiquer la voie.
En effet, il y a 29 ans jour pour jour, la nation entière s’était réveillée sous l’onde de choc que les médias et le bouche-à-oreille ont entraînée dès l’annonce du lâche et cruel attentat au fusil mitrailleur qui a fauché ce compagnon. Ce fut un acte de haute barbarie commandité par les ennemis du peuple togolais, les assassins de la liberté : Eyadéma et ses partisans.
Quoiqu’il en soit, les mains qui ont exécuté ce jeune homme d’une stature exceptionnelle, sont connues : Boukpessi et Karéwé. Le peuple togolais attend le jour de vérité et de justice.
En ces jours de souvenir, le MO5 qui doit son appellation compacte et sonnante à l’intelligence et à l’esprit inventif de ce co-fondateur regretté, invite la nation toute entière à prier avec ferveur pour le repos de son âme.
Le MO5 renouvelle ses hommages à l’illustre compagnon et propose aux lecteurs cette biographie intitulée TAVIO, COMME UN MÉTÉORE, publiée il y a 28 ans par un journaliste togolais de talent: Léopold Ayivi qui périra, lui-même, ironie du sort, sous les balles meurtrières des tueurs à gage d’Eyadéma Gnassingbé et clan.
« Tavio est né en 1958, année où la lutte pour l’indépendance battait son plein. Son père Carlos Amorin, à l’époque agent de la UAC, était engagé dans cette lutte aux côtés de Sylvanus Olympio et d’autres comme Firmin Abalo, Michel Folly… De sa mère, Adolé née Goeh-Akué, commerçante de naissance, mais anciennement caissière à la BCEAO, Tavio était le premier garçon et le dernier enfant après ses trois sœurs: Sophie, Henriane et Chantal.
Tavio a passé son enfance à Anagokomé dans la maison familiale, maison Amorin, sise Avenue Thiers à l’époque. C’était une grande maison qui, pendant les grandes vacances, arrivait à rassembler une cinquantaine d’enfants. Ce cadre lui a permis de développer l’esprit d’équipe et de cultiver la tolérance.
Il fit ses premières années scolaires à l’école catholique de Kokétimé. C’était en 1964 où il était admis à la garderie. Il suivit le cours normal jusqu’au CM2 où il obtient son CEPE avec mention très bien, en 1970, date à laquelle il entame ses études secondaires au collège Saint Joseph.
UN TRES BON ELEVE
Tavio était un très bon élève, toujours classé parmi les premiers. Il était le potache qu’on aimait bien. Sauf qu’il écrivait comme un … crabe. Et il a gardé cette calligraphie extrêmement nerveuse, jusqu’à l’âge adulte.
Le football était son violon d’Ingres. Cela a failli déjà lui coûter la vie. C’était en 1969 à Kokétimé, où il avait été élève quelques années auparavant. La partie était âpre, comme on savait en livrer à cet âge-là. Sur une balle aérienne, deux têtes entrent en collision. Celle de Tavio, sans doute plus fragile, se mit à enfler à vue d’œil. On appela un médecin à son chevet : ce médecin était un certain Dr Marc Attidépé.
Depuis qu’il est rentré d’exil, tous les samedis après-midi, il retournait à l’école catholique de Kokétimé revivre l’ambiance de son enfance. Son autre grande passion était les bandes dessinées. Il lisait tout le temps Akim, Blek le Rock, Nevada, Capitaine Swimg, Piscou, et suivait Tintin et Milou dans toutes leurs pérégrinations. Même devenu homme politique, il ne dédaigne pas emprunter les BD de ses neveux.
Ce fils unique, seul garçon parmi trois filles, n’avait pas été choyé par sa mère. Son éducation fut tout à fait spartiate, comme la petite bourgeoisie de l’époque savait en donner à ses rejetons. S’il arrivait à Tavio de se rendre coupable de quelques menus méfaits, il recevait fessées et gifles comme tout le monde : Sa maman l’obligeait à laver lui-même son linge. Et s’il refusait d’obtempérer, il était tout simplement privé du prochain repas.
Après son baccalauréat au collège Saint Joseph en 1977, (mention bien), il part en France, à Poitiers. Deux ans après, il monte à Paris, disant qu’il en avait ras-le-bol de la province, de Poitiers et de ses maths-physiques. Il reste donc à Paris où il étudie l’informatique et l’organisation. Plusieurs stages dont un chez Matra, la grande firme française, l’aide à affûter ses armes.
Il savait se « débrouiller » comme on dit. Il est inventif et imaginatif. Témoin, cette histoire dont les téléspectateurs français se souviennent pour l’avoir apprise sur FR3, l’une des chaînes francaises. Pour arrondir ses fins de mois, un étudiant togolais du nom de Tavio Amorin avait monté une petite affaire tout à fait surprenante de simplicité et d’originalité : il avait passé une annonce, s’était constitué un fichier. Les clients l’appelaient pour lui communiquer l’heure à laquelle ils voudraient avoir leurs croissants pour le petit déjeuner. Tavio passait alors commande au boulanger, livrait les croissants, et palpait à son tour la galette sous forme de ristournes et de pourboires. Cette initiative lui a valu les honneurs de la troisième chaîne française dans une émission de jeunes.
Il travaille ensuite chez des importateurs de produits tropicaux en qualité de responsable des achats. Quand il décide de revenir en Afrique, c’est par cette filière qu’il est envoyé à Abidjan.
Il n’aurait pas pu rentrer au Togo pour des raisons politiques. Venu en vacances au Togo en 1980, et eu égards à ses liens familiaux avec Francisco Lawson, lui-même en exil, il a eu maille à partir avec un officier supérieur de l’armée en poste à Kara, qui avait proféré des menaces à son endroit : «où que tu sois, on te retrouvera». A la suite de cet incident, il n’a plus remis pieds au Togo jusqu’à la proclamation de la loi d’amnistie en 1991. Entre temps, il obtient en France le statut de réfugié politique, mais n’a jamais pris la nationalité française, contrairement à ce que beaucoup croient.
ADMIRATEUR DE NKRUMAH
Pour son âge, il avait une culture politique tout à fait remarquable. C’est qu’il ne faisait jamais les choses à moitié. Bien que n’ayant pas fait des études de droit, il s’est intéressé à la chose juridique, et à la chose politique. Sa formation politique est à la foi livresque et reçue « sur le tas » avec les jeunesses du parti communiste français, puis avec les jeunesses du parti socialiste français, tendance Jean-Pierre Chevènement.
Grand admirateur de Kwame Nkrumah, de George Padmore, de Marcus Garvey et de toutes les grandes figures du mouvement panafricaniste, Tavio considérait que la plus grave offense qui ait été commise à l’égard de l’Afrique, ce fut la balkanisation du continent. D’où son admiration sans borne pour ceux qui à ses yeux apparaissent comme les pionniers de l’unité africaine.
Entre le père et le fils, les rapports étaient ceux qui pouvaient exister entre deux êtres qui s’estimaient mutuellement et se comprenaient à demi-mot. Et si l’éducation spartiate dont il avait été question plus haut ne permettait pas entre le père et le fils une familiarité trop grande, Tavio à force d’être resté constamment dans le sillage de son père, d’humer et de s’imprégner de son parfum, a fini par s’identifier totalement à ce patriote courageux et généreux.
A l’endroit de sa mère, Tavio nourrissait une véritable vénération. La mère et le fils étaient pourtant bien si loin de s’entendre parfaitement sur tous les sujets. Maman Tavio n’aimait pas le goût prononcé que manifestait son fils pour la politique. Elle ne ratait aucune occasion pour le lui faire comprendre. Elle revendiquait son droit d’attendre de son fils qu’il entame une carrière véritable, fonde un foyer et fasse « plein de petits ».
Mais pour le fils, la politique était au-dessus de tout et passait avant tout. La maman, dès le début du renouveau démocratique et vu la part prise par son fils aux travaux de la conférence nationale souveraine, avait très peur pour lui. Elle était convaincue que la politique était un jeu dangereux et que Tavio ne devait pas se mêler de tout cela. Malheureusement pour le fils, le sort en était jeté, le destin s’était mis en branle. L’enfant était happé par le flot impétueux des courants irrésistibles qui conduisaient le Togo vers la démocratie. Tavio était de tout son être, de toute son âme, plongé dans la fièvre démocratique qui a fini par le consumer.
PREMONITION
Mercredi, la veille de l’attentat qui devait l’emporter, il rendait visite à sa mère. Il revenait lundi d’une mission à Damas (Syrie) et c’était la première fois depuis son retour de mission, que la mère revoyait son enfant. Elle le fixa longuement. La soudaine intensité du regard maternel ne manqua pas d’intriguer le fils qui fit remarquer : «Mais tu me regardes tout le temps! (…) Ça me fait de la peine parce qu’un beau jour on va m’assassiner. Et ta douleur… Non je n’ose pas penser à ce que sera ta douleur. »
Le lendemain, la prophétie se réalisait. Tavio tombait sous les balles de son assassin.
La maman avait beaucoup souffert moralement des dangers et des risques énormes de la vie qu’avait choisie de vivre son fils. Après le 3 décembre 1991, Tavio s’était exilé à Cotonou. Il revint à Lomé pour une réunion du Haut Conseil de la République. Sa mère le voyant arrivé à la maison, manqua de tomber dans les pommes. Ce fut un grand choc pour elle. Elle avait été soulagée de le voir partir pour l’exil. Et voilà Tavio qui revenait…
Depuis qu’il est rentré au Togo, il ne s’était jamais protégé. Il n’avait même pas de gilet pare-balles. Il n’avait pas d’arme. Il disait : « Même si je prenais des gardes du corps, si cela devait arriver, ce sont ces mêmes gardes qui vont me tirer dessus». Mais quand il était rentré du voyage lundi, il était un peu plus corpulent que d’habitude. Il portait un gilet pare-balles : «Voilà, dit-il ce que j’ai ramené pour me protéger». Il avait donc son gilet lundi. Mardi également. Mercredi, il ne l’avait pas porté. Jeudi non plus. Et c’est précisément ce jour que les balles l’ont fauché ».
Tino Agbélenko Doglo