Monopole de fait, crise de mévente, perte de chiffre d’affaires, etc. les plaintes des distributeurs de poissons congelés sont nombreuses depuis qu’il leur a été imposé de soutenir la production locale par l’achat préalable et obligatoire du Tilapia « Made in Togo » avant toute importation. Récriminations et colère, ces distributeurs de poissons congelés commencent à se donner de la voix, qualifiant la décision de contre-productive et, appelant le gouvernement à agir pour sauver le secteur.
I l n’est vraiment plus à la portée du Togolais lambda. Jadis, vendu à 1.700 FCFA le Kilogramme (Kg), le tilapia congelé est désormais passé à 2.500 voire 2.700 FCFA par endroit d’après nos informations. Une augmentation du prix au frigo qui déteint sur la bourse du consommateur final qui doit sortir entre 5.000 et 7.000 FCFA pour l’avoir en braisé, alors qu’il aurait fallu il y a encore quelques années, de tendre des billets de 2.000 ou 3.500 FCFA pour s’offrir le tilapia braisé. Devenu donc un poisson de luxe, « cher » et quasiment réservé aux couches aisées, la conséquence logique et directe est que les distributeurs de poissons congelés peinent à couler comme il se devait le tilapia local, « Tilapia Made in Togo » (TMT). Une réalité qui en rajoute à leurs récriminations car, à les en croire, la vente de ce poisson leur a été imposée par les autorités compétentes avec le concours du Conseil interprofessionnel de la filière poisson au Togo (Cifp-Togo). Mais pourquoi cet état de choses ? Voici les faits.
De la Chine au Made in Togo…
Friands des chinchards (Akpala), des maquereaux (Saloumon) et des sardinelles (Vetim), espèces très prisées dans les assiettes, les Togolais découvriront plus tard une autre espèce de poisson, mais d’eau douce, développée en pisciculture chinoise. Il s’agit, en effet, du tilapia chinois, favorablement accueilli sur le marché togolais où il se vendait sans difficultés entre 10 000 et 11 000 FCFA le carton de 10 Kg. Ce produit de qualité douteuse (fort taux d’hormone), amène l’Etat, dans son rôle régalien de protéger le marché togolais et les consommateurs de tous produits douteux, à prendre une importante décision : interdiction provisoire d’importation de tilapia au Togo, (arrêté interministér i e l n°0069/18/MAEP/MCPSP du 18 avril 2018).
De cette interdiction, un certain nombre d’acteurs locaux ont décidé de saisir la balle au bond en faisant des investissements sur le Lac Nangbéto et y réalisant des extensions pouvant permettre de produire localement du tilapia. L’objectif étant d’avoir des tilapias locaux de qualité et compétitifs sur le marché togolais, meilleurs que la vague chinoise qui y était déversée. La tâche revient à la société Lofty Farm, acteur principal de la production du tilapia togolais tandis que Fish Fresh Frozen (FFF) doit s’occuper de la transformation du produit sur place, à savoir : le lavage, le calibrage et la surgélation à moins 40°Celsius, puis de sa commercialisation sous le label « Tilapia MADJA », en carton de 10 Kg.
Produit dans des conditions localement optimales à base des aliments bio, du soja et du maïs pour l’essentiel, le « Tilapia Made in Togo » est de très bonne qualité, assurent beaucoup de distributeurs de poissons. Cependant, son prix est relativement élevé, déplorent-ils. « C’est Trop cher », disent-ils de façon unanime. Car, vendu au début à 10.000 FCFA le carton de 10 Kg aux distributeurs de produits congelés, le « Tilapia MADJA » s’acquiert désormais à un prix qui désole, vu que les distributeurs ont toutes les difficultés à le céder, le vendre aux semis grossistes qui aussi rouspètent en l’achetant.
De la colère au bénéfice quasi nul…
Comme annoncé, en dépit de la non compétitivité du tilapia local sur le marché (difficulté évoquée pour les distributeurs de le vendre), le prix ne cesse de grimper et, de 10 000 FCFA le carton de 10 Kg, le « Tilapia MADJA » varie aujourd’hui entre 22.000 et 25.000 FCFA en fonction du calibre des poissons, soit une augmentation de plus 150%. Le comportement rationnel du consommateur togolais étant basé sur le prix, conséquence, le marché togolais se désintéresse du tilapia local entrainant la mévente et un rejet systématique, quoique relatif, de ce produit par les consommateurs. Ce qui signifie, retour aux premières amours. Les Togolais, pour la plupart, ont repris avec les chinchards (Akpala), maquereaux (Saloumon) et sardinelles (Vetim).
Pour trouver une solution à la crise, oui, crise de mévente, le tilapia local ne se vendant presque plus, le Conseil interprofessionnel de la filière poisson au Togo (Cifp-Togo) a réussi avec l’aide des autorités ─ ce que rapporte des indiscrétions ─, à imposer un quota de 10% à l’importation de poissons, notamment les Akpala, Saloumon et Vétim. En clair, le dépotage d’un conteneur de 27 tonnes de poissons est assujetti à l’achat préalable de 2,7 tonnes de « Tilapia MADJA », soit 270 cartons de 10 Kg. Sans cet achat, pas de dépotage en vue. Compliqué !
Des négociations ont été alors engagées, et le quota de 10% à l’importation est ramené à 4% depuis mai 2022, soit 100 cartons de « Tilapia MADJA » au lieu de 270 auparavant pour un conteneur de poissons importés. Malgré cela, la crise demeure. Les 100 cartons occupent tristement leurs chambres froides (frigo), d’après plusieurs distributeurs de produits congelés sans qu’ils ne puissent les vendre. « C’est cher », la raison évoquée.
Pour s’en sortir, les distributeurs de produits congelés conditionnent à leur tour l’achat des chinchards, maquereaux et sardinelles contre l’achat du « Tilapia MADJA ». Aujourd’hui, dire que l’ambiance n’est pas bon enfant entre les consommateurs et les distributeurs est réellement de l’euphémisme. Car, la situation est au-delà d’une tension réelle et ouverte.
De l’obligation d’achat de tilapia local avant tout dépotage des conteneurs de poissons importés, les distributeurs de produits congelés choisissent de vendre à perte le tilapia local ne serait-ce que pour réduire les charges d’électricité liées au stockage, et libérer leur capital. « J’achète le carton de Tilapia MADJA à 22.000 FCFA que je revends à 22.100 FCFA juste pour me permettre d’importer d’autres variétés de poissons », nous confie sous anonymat, un distributeur de produits congelés. « Si aucune solution n’est apportée à ce monopole de fait, nous finirons par mettre la clé sous le paillasson », a-t-il ajouté.
Comment gagner 100 FCFA sur un investissement de 22.000 FCFA ?, s’inrerroge-t-il. « Si le carton de 10 Kg de tilapia nous est vendu à 18.000 FCFA, nous pourrions dégager une marge bénéficiaire de 10% pour permettre aux semi-grossistes de revendre le tilapia à un prix abordable aux consommateurs finaux », suggère un autre distributeur, plaidant une nouvelle fois pour une réduction de 100 à 50 cartons de « Tilapia Made in Togo » sur un conteneur de poissons importés. Il interpelle à cet effet, le gouvernement à agir. « Aujourd’hui, tous les Togolais ont compris que le développement de notre société doit passer par la production et la consommation de nos produits (locaux, ndlr). Il revient à chaque citoyen de choisir de façon libre, responsable et consciente d’encourager le concept de la promotion de la consommation locale. Malheureusement, les responsables de la production de tilapia usent des méthodes pas du tout recommandables pour surmonter l’échec de cette filière. Les pertes occasionnées par cette décision contre-productive (sans achat local, pas de dépotage, ndlr) risquent d’endurcir davantage les conditions de vie des Togolais », déplore-t-il, en appelant l’Etat à vite réagir pour sauver le secteur.
Sylvestre BENI
La Manchette