Nous le disions depuis ; la justice togolaise n’a cessé d’être un véritable frein à l’avènement de la démocratie et de l’État de droit dans notre pays.
Que n’avions-nous pas dit et fait observer ; maintenant que le pouvoir togolais, que les autorités togolaises, du moins que la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC ; cette dernière seule habilitée et compétente pour réguler le paysage médiatique), savent et sont tous conscients que selon notre Loi fondamentale, « la presse ne peut être assujettie à l’autorisation préalable, au cautionnement, à la censure ou à d’autres entraves » et que « l’interdiction de diffusion de toute publication ne peut être prononcée qu’en vertu d’une décision de justice », (article 26, alinéa 3 de la Constitution Togolaise du 14 octobre 1992), et procèdent de suite à la saisine du Président du Tribunal de Première Instance de Lomé aux fins du retrait du récépissé de déclaration de parution de l’hebdomadaire L’Indépendant Express comme il est indiqué dans la Décision N°001/HAAC/21/P du 04 janvier 2021, que fera-t-on des organes d’émissions écrites et audiovisuelles comme les radios X-Solaire, Légende FM, City FM, la télévision LCF, Taxi Médias Show, les presses écrites comme le Journal La Nouvelle, la Publication togolaise d’informations Fraternité, le Quotidien Liberté…, qui ont été purement et simplement fermés, censurés, suspendus et/ou interdits d’émissions de manière extrajudiciaire, donc arbitraire, sans aucune autre forme de procès !
Va-t-on les réhabiliter ? Et les indemniser pour les pertes énormes qu’ils ont subies ? Et que faire des chômeurs que ces mesures arbitraires ont engendrés ? Et les innombrables dommages collatéraux ? Dans tous les cas, l’histoire s’écrit et les faits sont toujours têtus !
Le musellement de la presse reste toujours l’apanage des dictatures les plus féroces. Et la justice togolaise doit cesser d’être un instrument entre les mains de l’oppresseur contre les libertés, pour jouer son rôle de véritable garante des libertés et rempart effectif contre l’arbitraire et les abus.
En avril 2014 si ma mémoire est un peu bonne, monsieur Koffi Esaw, alors Garde des Sceaux, ministre de la justice, déclarait à l’occasion du lancement de la « Directive sur l’éthique et de la déontologie du Magistrat » ce qui suit : « pour une justice efficace et efficiente, il faut que cela s’accommode à la bonne moralité de ces acteurs, car rien ne sert de prononcer inutilement la phrase suivante : [ Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de les exercer en toute impartialité, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire, en tout comme un digne et loyal magistrat ] ».
Dressons-en le bilan après bientôt quelques sept bonnes années : après le bihebdomadaire L’Alternative et son Directeur de Publication monsieur Ferdinand Mensah AYITE, c’est le tour de l’hebdomadaire L’Indépendant Express et son Directeur de Publication monsieur Carlos Komlanvi KETOHOU d’en faire les frais. L’empressement, je dirais l’acharnement avec lequel cette dernière affaire est conduite est de mauvais goût, suivons : le mardi, 29 décembre 2020, monsieur KETOHOU Carlos, Directeur de Publication du Journal L’Indépendant Express, reçoit une convocation du Service Central de Recherches et d’Investigations Criminelles (SCRIC) pour comparaître le lendemain même, c’est-à-dire le mercredi 30 décembre 2020 à 10 heures dans les locaux dudit service. Dans la nuit de ce même mardi, aux environs de 22 heures, sans attendre sa comparution prévue pour le lendemain, le journaliste est arrêté (en réalité enlevé) nuitamment et conduit à la Brigade de Recherches.Il n’est pas inutile de rappeler que dans la journée déjà, les « ravisseurs » du journaliste Carlos KETOHOU avaient déjà enlevé son collaborateur, monsieur Teddy AYIKA qu’ils ont trimbalé partout à Lomé à sa recherche, avant de le conduire nuitamment au domicile de son directeur pour procéder à l’enlèvement de ce dernier. Après quelques nuits d’infortune passées « gratuitement » dans les locaux des unités de gendarmerie (Brigade de recherches Antigang et SCRIC), monsieur KETOHOU sera remis en liberté le 02 janvier 2021. Mais retenons nos souffles ; au moment même où le journaliste était encore entre les mains des gendarmes (pour une affaire dans laquelle ces derniers ont fait intrusion en s’y invitant maladroitement comme à leur habitude, car cette affaire ne ressortit nullement de leur compétence), il reçoit une convocation le vendredi 31 décembre 2020 pour comparaître devant la HAAC le lundi 04 janvier 2021. Monsieur Carlos Komlanvi KETOHOU comparaîtra donc, après des tracasseries policières qui n’en valaient même pas la peine, devant la HAAC, l’instance disciplinaire et de régulation du paysage médiatique. Cette dernière, le même jour, prend une décision renvoyant monsieur Carlos Komlanvi KETOHOU et son journal devant le Présentant du Tribunal de Lomé aux fins du retrait du récépissé de déclaration de parution de l’hebdomadaire L’Indépendant Express, mais précise qu’en attendant la décision du Tribunal, l’hebdomadaire L’Indépendant Express cesse de paraître sous toutes ses formes (papier et en ligne) à compter de la date même de la décision, c’est-à-dire le 04 janvier 2021 ! Le 05 Janvier 2021, le Président de la HAAC, par requête, saisit le Président du Tribunal de Lomé aux fins d’être autorisé à assigner à bref délai. Le 06 janvier 2021, le Président du Tribunal de Lomé prend son ordonnance N°016/2021, donne suite et fait droit à la demande de la HAAC et invite le Journal L’Indépendant Express et son Directeur de Publication monsieur Carlos Komlanvi KETOHOU à comparaître par-devant lui le lundi 11 janvier 2021 à 09 heures, en procédure accélérée de référé et d’urgence ; et la proie est ainsi livrée, et désormais, toutes autorités s’en lavent les mains, et nous les connaissons l’habitude cynique de ce refrain : « la justice est saisie et il faut la laisser faire son travail », et cela aussi fait partie des pratiques espiègles d’une dictature : rendre tout le monde, y compris les institutions, complice de l’iniquité, de l’irrégularité et de l’illégalité.
Mais en outre, qu’est-ce qui justifie cet empressement et cette célébrité ; qu’est-ce qui presse ? Au moment où des criminels de sang, des assassins, des auteurs bien connus des crimes politiques, économiques, et autres tortionnaires courent encore les rues à visage découvert, sans être inquiétés, notre justice s’acharne contre un pauvre journaliste pour une affaire sans tête ni queue, malgré la mise au point rendue publique par la rédaction du journal le 31 décembre 2020, au lendemain même de l’interpellation de son Directeur de Publication, et présentant ses excuses à ses lecteurs et à toutes ces personnes à qui le contenu de l’article incriminé a pu causer du tort, tout en précisant que l’article en question ne concerne pas le Togo.En rappel, l’article en cause (« Scoop de fin d’année : Deux femmes Ministres interpellées pour vol de cuillères dorées »), est comme son nom l’indique, un scoop qui désigne, dans le milieu du journalisme, de la presse et des médias, une information, une photographie ou un reportage plus ou moins sensationnel et en exclusivité vis-à-vis de la concurrence, et capable de provoquer des remous et de créer des effets de surprises au sein de public lecteur.
En tout état de cause, il y a comme un piège, une malice, un véritable traquenard digne des dictatures dans la décision de la HAAC que le Président du Tribunal de Lomé se doit de découvrir et de déjouer, car la HAAC demande à notre justice d’être complice, d’apporter sa caution, pour enfin endosser la responsabilité née d’une violation manifeste de la loi. Au-delà d’appeler le Président du Tribunal de Lomé à être perspicace et clairvoyant pour ne pas régulariser les maladresses d’origine qui infestent la procédure et qui sont parties des gendarmes à la HAAC, il lui est demandé d’appliquer ou de servir la loi et non l’autorité de la HAAC, de faire preuve de courage, d’intégrité et de sagacité pour s’opposer à la moquerie, à l’indignité, à l’opprobre, voire à la bassesse que cette HAAC, devenue depuis gendarme du paysage médiatique, veut faire couvrir et ingurgiter à l’institution judiciaire ; celle de prendre cette intuition aux nobles vertus comme un simple formaliste, un véritable sous-fifre, un faire-valoir, une caisse d’enregistrement des desiderata des pouvoirs publics. Il est demandé au Président du Tribunal de Lomé de refuser de cautionner une illégalité manifeste et flagrante, d’arrêter et faire échec à ce précédent dangereux, en s’abstenant de formaliser, au nom de l’éthique et du droit, de la liberté d’expression, de la loi, de la Constitution, une décision inique aux conséquences néfastes à tous égards.
En effet, le piège est presque flagrant et c’est à la limite un excès, voire un abus de pouvoir qu’une simple méprise : comment la HAAC peut-elle penser renvoyer monsieur Carlos Komlanvi KETOHOU et son journal L’Indépendant Express devant la justice aux fins susvisées sur la base donc des dispositions de l’article 26 de notre Constitution selon lesquelles « l’interdiction de diffusion de toute publication ne peut être prononcée qu’en vertu d’une décision de justice », et au même moment décider qu’en attendant la décision du Tribunal, ce journal doit immédiatement cesser de paraître sous toutes ses formes (papier et en ligne). Quel sera alors le rôle du Tribunal, de la Justice ? L’interdiction-sanction infligée par la HAAC au journal de cesser de paraître est-elle différente de l’interdiction de diffusion dont par la disposition constitutionnelle ? La réponse est de toute évidence NON !
La problématique et le débat s’en trouvent donc posés : la nécessité constitutionnelle de faire intervenir la justice afin d’interdire d’émission ou de diffusion un organe de presse, et donc comme garantie à la liberté d’expression telle que prévue par l’article 26 suscité, est-elle une simple formalité ou une véritable procédure contentieuse ! Telle est la question fondamentale à laquelle le déroulement et l’issue de la procédure engagée par la HAAC contre le journal L’Indépendant Express et son Directeur de Publication Carlos Komlanvi KETOHOU permettront désormais à chaque Togolaise et à chaque Togolais de répondre.
Pour l’heure et au regard de l’actualité passée et récente la concernant, la justice togolaise bat encore le record des bassesses, de l’ignominie et de l’indignité ! Désormais, toute la lutte pour la construction de l’État de droit au Togo devra être d’œuvrer inlassablement à ce que cette justice cesse de se considérer comme une entreprise personnelle du parti au pouvoir pour revêtir la vraie forme d’une justice telle que pensée par l’historien français Jules Michelet ; « une justice digne de ce nom, non payée, non achetée, [non imposée]…, une justice sortie du peuple et pour le peuple »; une justice qui doit être un véritable rempart, le dernier rempart contre l’arbitraire et les abus des pouvoirs publics, surtout dans une dictature comme au Togo.
Le Bâtonnier Apollinaire Yaovi Madji AGBOYIBO, de regretté mémoire a, de son vivant, engagé une lutte farouche pour ce qu’il a appelé « le déverrouillage des institutions »; mort, son combat est plus que vivant ! Et monsieur Jean-Baptiste PLACCA, éditorialiste à la Radio France Internationale (RFI), déclarait encore ce matin-même, dans sa chronique intitulé « Sous le chaos, une belle leçon de démocratie », en abordant l’actualité liée aux suites de l’élection présidentielle américaine du 03 novembre 2020, et en faisant référence au premier discours du président Barack OBAMA, en Afrique noire, en juillet 2009, à Accra au Ghana, selon lequel « l’Afrique n’avait pas besoin d’hommes forts, mais d’institutions fortes », ce qui suit : « Si les institutions n’avaient pas été aussi solides, aux États-Unis, Donald Trump aurait probablement eu gain de cause, et donc subtilisé la victoire à l’homme élu par le peuple américain… Une justice indépendante sait dire à un chef d’État qu’il a tort, lorsqu’il invente des fraudes imaginaires, pour nier sa défaite électorale… Les institutions solides protègent les femmes et hommes qui les servent, et renforcent souvent leur courage et leur intégrité…la solidité des institutions, l’intégrité de ces serviteurs assermentés de l’État et leur vigilance sont autant de barrières dissuasives qui vouent à l’échec les tentatives désespérées de Donald Trump pour confisquer le pouvoir ». Avis au Président du Tribunal de Lomé et à tous les acteurs judiciaires dans cette nouvelle épisode.
Tel est l’unique sens que nous donnons à notre combat ; et c’est notre lutte à nous tous. Elle n’est dirigée contre personne, mais elle est pour nous tous. C’est pourquoi elle ne doit emprisonner personne, mais au contraire nous libérer tous ! Venez donc, et luttons, y compris vous, camarades magistrats et autres acteurs judiciaires, car nul n’a été, n’est et ne sera jamais à l’abri des velléités d’une dictature.
Du 09 janvier 2021,
Me Raphaël N.KPANDE-ADZARE