Depuis que la crise politique togolaise a commencé en août 2017, le pouvoir de Faure Gnassingbé a fait montre d’ingéniosité pour contrecarrer la fougue contestatrice qui, au fil du temps ne cesse de croitre. Répression, arrestations, miliciens dits groupes d’auto-défense, interdictions de manifestations, état de siège, bastonnades sont entre autres méthodes régulièrement utilisées pour étouffer ceux qui se battent pour plus de liberté au Togo. A cette liste vient s’ajouter depuis quelques semaines une nouvelle pratique qui montre non seulement les habitudes violatrices des droits humains du régime togolais mais aussi et surtout son envie sans faille de continuer par faire de ce pays ce que bon lui semble.
En effet, les zones reconnues comme des bastions de la contestation subissent régulièrement des actes ignobles de la part d’hommes en tenue. Après les séquences de bastonnade à Kparatao, c’est le tour de plusieurs quartiers de Lomé de connaitre des rafles nocturnes depuis quelques semaines. Les habitants des quartiers Bè et Agoè ont reçu la visite de ces éléments qui, faudrait-il le préciser, sont dénués de toute forme d’humanisme dans l’accomplissement de leur basse besogne. Comment opèrent-ils ? Qui arrêtent-ils et quel est le sort qui est réservé à ces individus ? Une victime raconte le calvaire qu’elle a vécu depuis son arrestation au quartier Bè-Kpota jusqu’à son séjour nocturne au camp de la Gendarmerie en face du siège de la BOAD à Lomé : « c’était le jeudi 17 mai 2018. Voulant mettre à profit le fait que c’était un jour férié pour vider certains travaux que j’avais en attente au bureau, je rentrais chez moi aux environs de 21 heures quand j’ai été intercepté à la hauteur de l’Eglise en Mission pour le Salut à Bè- Kpota par une horde d’hommes en treillis. Je m’arrêtai donc pour accomplir les formalités requises notamment la présentation de ma pièce d’identité et des documents d’identification de ma moto. Ce qui fut fait, sans problème.
Mais contre toute attente, on m’intima l’ordre de descendre de la moto, alors que toutes les pièces étaient à jour. C’est quand j’ai voulu comprendre ce qu’on me reprochait que j’aperçus dans une ruelle tout à côté, assis à même le sol et dans l’obscurité plusieurs personnes, tout âge et sexe confondus. Je me suis néanmoins dit qu’il n’y a aucune raison de m’inquiéter puisque ces personnes n’avaient certainement pas leurs pièces d’identité avec elles. Et étant donné que j’étais en possession de la mienne, je n’avais rien à craindre. Mais quelle ne fut ma surprise lorsqu’un des éléments me poussa en m’ordonnant de rejoindre le groupe de personnes assises par terre ! Je lui répondis que je n’ai commis aucune infraction mais pour toute réplique il me brutalisa de nouveau, entrainant de peu une chute.
J’obtempérai donc et allai m’asseoir par terre dans le groupe de personnes qu’on m’avait indiqué plus tôt. Je mis du temps à revenir de mon étonnement mais, partagé entre la colère et l’indignation, je murmurais quelques mots qu’un de mes compagnons d’infortune, un vieillard d’une soixantaine d’année, vêtu d’un débardeur blanc et muni d’une lampe torche me fit ravaler rapidement : « mon fils, ma maison est à 100 mètres d’ici. J’étais déjà au lit mais puisque les moustiques me dérangeaient dans mon sommeil, je suis juste sorti pour acheter des spirales anti-moustiques. Et voici ce que les soldats sont en train de me faire subir. C’est à cet instant que, ayant promené mon regard tout autour, je me rendis compte du nombre important de personnes qui subissait le même sort que moi. Nous n’étions qu’au début de nos peines puisque moins d’un quart d’heure plus tard, on nous entassait comme des ballots de friperie dans des camions en direction du Camp de la Gendarmerie. Ce lieu représentait non seulement l’autre point de souffrance de notre chemin de croix mais aussi et surtout notre Golgotha, lieu de crucifixion. Quelle horreur ! Quelle animosité ! Je me suis demandé si les autorités togolaises considèrent encore les citoyens comme des êtres humains ayant du sang dans les veines comme elles. Nos bourreaux, des gendarmes des deux sexes, même s’ils ont reçu l’ordre de nous traiter de la sorte ont fait preuve d’un zèle inimaginable. Notre cargaison a été déversée sur le terrain de football du camp de la gendarmerie. Inutile de rappeler que plusieurs centaines de personnes y étaient avant notre arrivée. On nous passa au décompte en nous mettant en file indienne puis, à la belle étoile, la séance de torture psychologique commençait. Les gendarmes nous firent savoir que leurs consignes devraient être respectées à la lettre et que tout contrevenant serait considéré comme un rebelle et se verrait infliger un traitement particulier.
Le message était clair, et étant donné que nul ne sait ce que signifiait « traitement particulier », chacun faisait l’effort de ne pas être mal vu. C’est ainsi qu’on nous a ouvertement interdit de chasser les moustiques qui nous piquaient ou qui nous importunaient. « Les moustiques sont les propriétaires de ce lieu ; ici, nous les élevons. Vous êtes des étrangers ici et vous n’avez pas le droit de chasser ou de tuer les propriétaires de la maison. En outre, ce lieu n’est pas un hôtel, ce qui signifie qu’il est interdit de dormir ou de somnoler ici. Toute personne qui sent un besoin à satisfaire dans les toilettes doit patienter jusqu’à ce trois autres personnes expriment le même besoin. Ce n’est que lorsqu’on atteint un groupe de quatre personnes qu’on peut se rendre dans les toilettes. A défaut, chacun reste à sa place », tels étaient quelques-unes des consignes qu’une gendarme nous lança à la figure avant de conclure en guise d’avertissement : « sachez qu’il y a des gens qui ont déjà fait une semaine ici, et ils y sont toujours ».
Il n’en fallait pas plus pour jeter un silence de cimetière sur la foule, un silence qui sera rompu quelques instants plus tard par des bourdonnements qui s’élèveront peu à peu pour se transformer en brouhaha. La nuit fut naturellement très agitée et nos bourreaux n’hésitaient pas à nous arroser d’eau quelquefois. Ceux qui sentaient l’envie de se mettre à l’aise dans les toilettes étaient effectivement refoulés si trois autres personnes ne se manifestaient pas. Tout était mis en œuvre pour empêcher même ceux qui étaient résignés face à leur sort de fermer l’œil, rien que pour quelques secondes. A tout cela s’ajoutait une violence verbale atypique qui caractérise la nature inhumaine de ceux qui avaient la charge de nous torturer, et il faut reconnaitre qu’ils ont bien accompli leur mission. D’ailleurs, un d’entre eux viendra nous lancer à la figure, vers quatre heures du matin : « ceux qui nous ont chargés de vous faire subir ce traitement sont actuellement en train de dormir dans des chambres climatisées ; sachez que nous sommes tous des victimes donc ».
Ses propos dénotent dans toute leur plénitude l’incapacité des forces de l’ordre à se soustraire aux ordres injustes. Mais qu’est-ce qui les en empêche ? J’étais encore dans mes rêveries quand trois jeunes hommes demandèrent à nos bourreaux la permission de faire leur prière du matin, prétextant être des musulmans. La réponse fut sans complaisance : « Allah même sait que vous êtes retenus au camp de la gendarmerie ici. Il ne sera pas fâché contre vous si vous ne faites pas la prière. Personne ne bougera de sa place » Révoltés mais impuissants, mes compagnons d’infortune ont dû rejoindre leur place, la mine plus sombre. Au lever du jour, nous étions toujours à nos places. On nous fit savoir qu’une opération d’indentification devrait avoir lieu et que nos données devraient être enregistrées. Vers 11 heures, on venait nous choisir au hasard, à intervalles de temps très irréguliers puis on nous faisait déplacer en direction d’une salle, en file indienne, chacun tenant d’une main la chemise ou la ceinture de son prédécesseur. Là, un groupe de gendarmes se chargeait de la collecte des données : nom et prénoms, photo, empreintes digitales…En tout, 14 informations différentes étaient enregistrées sur chaque individu. Ce n’est qu’après cette opération que chacun attendait qu’il plaise au maitre des geôliers de libérer qui il veut, selon ses humeurs. Je quittai le camp de la gendarmerie le lendemain vers 16 heures, et ce n’est que cinq jours après que j’ai pu récupérer ma moto». Faut-il donner raison à ceux qui renient leur nationalité togolaise quelques fois ? La question reste posée. Dans un pays dit démocratique où l’on ne peut sortir de chez soi sans courir le risque de ne pas y revenir, alors que ni le couvre-feu, ni l’état de siège ne sont en vigueur, il y a lieu de se poser de sérieuses questions sur les intentions de ceux qui gouvernent. Le Togo fait peur, vraiment.
Source : Le Correcteur N° 819 du 24 Mai 2018