Le Professeur Apedo-Amah Togoata, un ancien membre du Haut conseil de la République (HCR), revient, dans cette sur comment des hommes en uniforme ont séquestré pendant 24 heures les membres de cette instance faisant office de Parlement de transition. C’était le 22 octobre 1992, il y a 30 ans.
Les 22 et 23 octobre 1992, les hauts conseillers de la République, le parlement de la transition démocratique, ont été séquestrés par des éléments des Forces armées togolaises. Vous étiez parlementaire à l’époque. Vous souvenez-vous encore des circonstances de cet événement ?
Parfaitement. Ce furent des moments très désagréables que nous avions vécus comme une sauvagerie inqualifiable. Mais nous ne fûmes pas surpris outre mesure, car le complot se tramait depuis plusieurs semaines au sommet de la dictature militaire. Des militaires avaient averti le bureau du HCR à plusieurs reprises. Et chaque fois, nous évacuions les lieux en catastrophe. Pour réussir leur coup, les criminels ont fait appel à de jeunes militaires de la garnison de Kara pour éviter les fuites. Ils étaient venus directement de Kara jusqu’au Palais des congrès où d’autres militaires les ont rejoints. À partir du moment où le dictateur Gnassingbé Eyadéma avait récupéré Joseph Kokou Koffigoh, le premier ministre élu par la Conférence nationale souveraine, le HCR était devenu l’ennemi juré des ennemis du peuple. Nous nous concertions ce jour du 22 octobre 1992 à propos de décisions à prendre dans l’intérêt national pour sauver la transition démocratique mise à mal par la dictature militaire et son cache-sexe civile de l’époque, le RPT.
Ces militaires réclamaient le déblocage des fonds cotisés pour le compte de l’ancien parti unique, le RPT. Est-ce que c’est le HCR qui a gelé ces fonds ?
Votre question est pertinente. Ceux qui ont donné l’ordre à la soldatesque de prendre le HCR en otage, sous ce prétexte, manquaient d’intelligence. Comment rendre responsable une institution qui n’existait pas sous le parti unique de malheur qui soutirait abusivement l’argent des travailleurs ? Cette affaire n’était qu’un prétexte pour faire un coup d’État contre la démocratie. À qui profitait le crime ? À Eyadéma. Si ces militaires avaient été courageux, c’est sous le parti unique qu’ils auraient dû mettre fin à cette mascarade du RPT.
Quelle a été la réaction de la salle de la plénière lorsque vous avez constaté ce qui vous arrivait ?
Nous étions résignés à notre sort, car tout le monde savait que lutter contre une dictature militaire sanguinaire équivalait souvent au pire. C’était notre choix. Beaucoup de membres de cette assemblée vivaient sous des menaces de mort permanentes et changeaient souvent de domicile. C’était le cas de Kpodzro, entre autres. C’était une lutte à mort asymétrique, complètement déséquilibrée, dans laquelle certains étaient armés jusqu’aux dents tandis que les autres avaient les mains nues. Mais, paradoxalement, c’étaient ceux qui étaient armés qui avaient le plus peur, car le peuple n’était pas derrière eux. Dès que le forfait a été accompli, le président Kpodzro a exigé et obtenu l’autorisation des militaires putschistes de téléphoner de son bureau situé à l’étage, au tyran Eyadéma que toute l’assemblée désignait comme le responsable de la séquestration. Cette opinion fut confortée lorsque la soldatesque libéra tous les Rptistes (NDLR : les membres de l’ancien parti unique le RPT) du HCR au bout d’une heure. Je me souviens que la veille de cette plénière, Kpodzro qui se désolait de l’absentéisme des leaders de l’opposition trop occupés à leur campagne d’occupation du terrain politique, appela personnellement Yawovi Agboyibo du CAR, Edem Kodjo du l’UTD et Zarifou Ayéva du PDR pour qu’ils viennent le lendemain en raison de l’importance des sujets à traiter. Les trois furent présents ce jour-là. Mais ce qui sidéra les membres du bureau, Kpodzro en tête, ce furent les propos d’Edem Kodjo tenus, hors micro, devant l’estrade du bureau. “Je maudis celui qui m’a dit de venir ce jour”, a-t-il dit. Et le pauvre Kpodzro essayait de le calmer en lui disant que l’importance des sujets sur le bureau de l’institution nécessitait la présence des leaders et que ce n’était point un piège de sa part. Deux ou trois membres du bureau du HCR sont encore vivants qui peuvent confirmer mes propos, à commencer par Kpodzro. Mais le plus grave, au niveau des otages que nous étions, était le comportement trouble du premier ministre Koffigoh qui, prétendant n’avoir pas le pouvoir de faire libérer les hauts conseillers, les humilia en exigeant au téléphone qu’ils signassent un papier dont il avait lui-même dicté le contenu bidon. J’en ai oublié le contenu. C’était de la vengeance suite à la condamnation par le HCR et l’opposition démocratique, de sa récupération par Eyadéma et le RPT.
Comment les militaires se sont-ils comportés envers vous ? Vous ont-ils brutalisés ?
Ils nous ont énormément brutalisés voire torturés avec sauvagerie. Pendant toute leur présence sur les lieux, ils nous insultaient, tenaient des propos tribalistes et louangeaient leur patron Eyadéma. Certains d’entre eux estimaient que le pouvoir politique du Togo était une propriété tribale exclusive. C’était triste. La nuit venue, nous somnolions, épuisés, sur nos chaises peu confortables. Pour nos bourreaux, c’était un luxe inacceptable. Ils criaient comme des fous, braillaient, insultaient, faisaient du tapage en tapant sur la porte d’entrée vitrée de la salle pour nous empêcher de dormir. C’était une torture psychologique intolérable que pratiquent tous les bourreaux. Non contents de la torture psychologique, ces types, le lendemain matin, le 23 octobre, avaient sauvagement giflé et fessé le syndicaliste Norbert Gbikpi, les leaders de l’opposition Edem Kodjo, Yawovi Agboyibo et Zarifou Ayéva. Cela s’était passé hors de la salle de la plénière sur le palier du premier étage, en haut du grand escalier du Palais des congrès, siège du HCR. Nous avions donc été livrés sans défense à leur sauvagerie. C’est dire que le pays avait, à l’époque, une armée sans éducation, une armée dangereuse pour le peuple lui-même. C’était très grave pour ceux qui dirigeaient cette armée.
Les rumeurs disent que Monseigneur Kpodzro, le président du HCR, a été exposé au soleil. Confirmez-vous cette information ?
Je confirme totalement. Ils ont séché un vieillard sous le soleil tout en l’abreuvant d’insultes d’ivrognes et de troufions mal élevés. Toute la scélératesse qu’ils avaient manifestée était une leçon bien apprise auprès des commanditaires du coup d’État qu’étaient certains officiers supérieurs et autres barons du régime.
Prendre en otage plus de 70 personnes, sans compter le personnel administratif durant 24 heures, ce n’est pas facile. Est-ce que les militaires vous laissaient la possibilité de faire vos besoins physiologiques ? Vous ravitaillent-ils en nourriture ? Et ceux qui devaient prendre des médicaments ?
Au début, ils avaient refusé l’accès aux toilettes à tout le monde. Après quelques heures, ils laissèrent les gens aller aux toilettes. Vous imaginez l’inconfort de cette situation désagréable. À propos des médicaments à prendre, après négociations, ils laissèrent partir le vice-président du CAR, Zotchi. Pour la nourriture, ce fut à une heure avancée de la nuit, qu’Eyadéma fit apporter des sandwichs, en compatissant, disait-il, avec notre situation de prisonniers. Cela fit rire toute la salle à ses dépens malgré le tragique de la situation. Le bourreau qui compatissait au sort des suppliciés ! Tel fut le commentaire des hauts conseillers qui mangèrent malgré les réticences de ceux qui craignaient un empoisonnement. Mourir fusillés ou empoisonnés revenait au même.
Finalement, comment s’est fait le dénouement ?
Vers 10 heures dans la matinée, du 23 octobre, Eyadéma a donné l’ordre à sa soldatesque de nous libérer suite aux pressions multiformes de l’intérieur et de l’extérieur. Il avait fragilisé le HCR à défaut de pouvoir le supprimer. Nous fûmes accueillis par une grande foule massée du côté Est du Palais des congrès au niveau de la station d’essence et du feu rouge. Les bidasses avaient dégradé plusieurs véhicules et motos. Certains hauts conseillers se plaignirent même de vols perpétrés par les bidasses dans leurs voitures.
À la suite de la libération, Monseigneur Kpodzro s’est rendu chez Eyadéma. Avez-vous connaissance de ce qu’ils se sont dits ?
Quand Kpodzro fit le compte rendu au bureau puis à la plénière, ce fut l’hilarité générale. Eyadéma prétendait n’être au courant de rien. Et qu’il aurait même négocié durement avec les bidasses pour qu’ils libèrent les hauts conseillers. Il se fit même passer pour un grand démocrate. En conclusion, il était innocent de tout reproche, comme d’habitude !
Quelles leçons tirez-vous de cet évènement ?
Les antidémocrates ont assassiné l’avènement de la démocratie au Togo. Le crime a débuté lorsque le dictateur a fait partir de la Conférence nationale souveraine l’armée par peur de sa contagion démocratique comme au Bénin voisin. Toute la transition démocratique fut une série de coups d’État, d’assassinats, de campagnes de terreurs organisées par tous ceux qui avaient peur de la démocratie et de la fin de leur culture de l’impunité par rapport aux crimes, aux violations des droits humains et à la corruption. Ces individus ne se battaient pas pour un idéal mais pour des intérêts égoïstes et crapuleux. Ils ont choisi leurs petites personnes au détriment du peuple. Sans l’abolition de la dictature militaire et du règne du clan Gnassingbé, le Togo est foutu.
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