« Mais vous autres qui voyez, qu’est-ce que vous faites donc de la lumière ?» Paul Claudel, La menace du bonheur
L’observation du paysage politique togolais renvoie à la question des valeurs qui fondent notre société. Le constat est amer. Les errements d’une gouvernance à vue ont perfusé tous le corps social. Par percolation, la dictature a profondément vicié la nation. Le Togo est devenu un grand corps malade qui attend une thérapie salutaire ou le basculement dans le chaos. Les nations peuvent être profondément blessées et leur être au monde peut mourir et disparaître à jamais. « Nous autres civilisation savons que nous sommes mortelles » nous disait Paul Valéry. Un des symptômes de cette déliquescence réside dans les blessures volontaires que nous infligeons au verbe, source de toute manifestation vitale. Nos mots sont blessés. Ils n’arrivent plus à dire la nécessité du vivre ensemble. Ils ne font plus lien. Ils ne nous servent plus qu’à nous ruer contre la clameur du jour, à nous empoigner aveuglément comme des idiots. Sans souffle ni élan vital, ils ne portent plus au plébiscite quotidien qui fonde et consolide une nation. Nos mots sont piégés. Nous les gauchisons à les tendre comme des arcs, des armes chargées pour la mort et la désolation. Ils nous mènent par le bout du nez et nous clivent. Ces mots qui nous semblent si anodins, que nous violentons avec une insouciante indifférence, nous constituent pourtant au plus profond de notre être. Viciés, ils atomisent le corps social et le conduisent à l’anomie.
La roche tarpéienne est proche du capitole. Ceux qui se proposent de porter les maux de la société n’ont plus de crédibilité tant leurs mots sont malades, vides, suspects et avilis par leurs comportements. Leur verbe s’est avachi, pollué et corrompu par des décennies de mensonges et de renoncements. Ces mots-là, destinés à la poubelle de l’histoire, sont morts d’une vile et infâme corruption, engloutis par de longs manteaux de ténèbres criminelles.
Et pourtant ! Et pourtant, au commencement était le verbe. Le verbe vivant et vibrant de Sylvanus Olympio ; Le verbe juste et courageux de Patrice Lumumba ; Le verbe de vérité de Ruben Um Nyobè qui a su nous convaincre qu’« un peuple décidé à lutter pour sa liberté et son indépendance est un peuple invincible ». La promesse de l’aube, perçue par ces voyants de la race de Thomas Sankara et de Laurent Gbagbo, s’est perdue dans les renoncements méandreux et médiocres d’une classe politique à la dérive. Ces mots-là, sortis tout harnachés pour la guerre, des entrailles de nos misères et de nos souffrances, ont déserté leurs discours. Qui sait encore porter la parole qui darde l’espoir et s’insinue au plus profond du cœur meurtri d’une nation enclose de désespoir ? Le verbe ne sait pas vivre dans la bouche calculatrice de gestionnaires de carrière politique criminelle qui ne disent plus que le renoncement d’une vie à genoux.
Toute révolution prend racine à la commissure du verbe lustral d’un héraut. Le mot semble désormais absent de la terre de nos aïeux qui savaient si bien en mesurer la force créatrice. Il est endolori, trahi par l’absence de morale et d’honnêteté en politique qui en sont le porte-greffe. Le verbe de nos hommes politiques prend la coloration et la tenure de leur compromission. Le peuple entend très distinctement du bout du cœur le mot juste et vrai, le mot engageant et frais de la virginale rosée matinale en attente du dard bienfaisant et fraternel du soleil de la liberté. Le mot ordinaire habillé de vérité devient neuf et transcendant. C’est ce que le peuple attend pour quitter les oripeaux de la résignation. Un peuple debout, galvanisé par la puissance des mots simples portés par des hommes neufs ou renouvelés de l’intérieur, loin de la morgue et de la haine que charrient désormais la plupart des hommes du passif. Leurs mots sont creux, déphasés, à côtés de leurs actes, sans exigence. Leurs discours et leurs actes sont en conflit de valeur et de sens. Ils ne peuvent imprimer la marche victorieuse d’une nation.
Les mots ont une âme. Ils ont souvent le tranchant de l’épée et ne se donnent qu’à qui mérite de les porter. Ils sont immuables mais peuvent être dociles et percutants comme le point à l’allongée du bras. Au Togo, je le crois, le verbe n’est pas mort. Ce peuple sait encore donner corps et vie aux choses et aux êtres par la force créatrice du verbe. Il connaît toujours le canal qui relie son destin embrouillé aux illustres aïeux. Ce peuple sait que les mots ont la trempe du glaive et la fécondité de la vie. Il consent pourtant à laisser dormir ses mots orphelins. Il n’y a rien de plus triste que des mots au chômage ou à contre-emploi. Alors ils s’occupent comme ils peuvent. Ils batifolent et se houspillent et, de temps à autre, se dressent sur la pointe du pied pour scruter l’horizon d’où surgira le héraut qui leur sera digne. Quelques-uns s’aventurent sur le chemin de la rencontre et reviennent bredouilles. Ils sont là, moroses. Ils attendent impuissants, contristés par les vaines joutes d’une classe politique qui charrie la boue de l’indignité et du déshonneur.
Jean-Baptiste K.