Elections législatives et enjeux géo- ethniques
Les résultats définitifs du 4ème recensement général de la population et de l’habitat ont été proclamés en février dernier. Ces résultats ont permis de savoir que le Togo compte un peu plus de six millions d’habitants. Toutefois, derrière le rideau de ce recensement, se cachent bien d’autres réalités qui échappent au Togolais lambda et qui méritent d’être portées au grand jour. En effet, de nombreuses populations Kabyè rencontrées dans le canton d’Agoè lors des opérations ont affiché un véritable dédain vis-à-vis du régime de Lomé. A les entendre parler du pouvoir RPT et des hommes qui l’incarnent, on ne dirait pas qu’ils appartiennent à la même ethnie que le chef de l’Etat. Pire, le degré de leur mécontentement prouve à plus d’un titre que même s’ils votaient RPT auparavant, ils le faisaient malgré eux et ne sont plus prêts à le faire lors des prochaines consultations électorales. Et pour cause, les Kabyè d’Agoè, ainsi que la plupart des personnes de cette ethnie vivant à Lomé et à l’intérieur du pays, végètent dans une misère criarde. Certes, le recensement a été effectué depuis novembre 2010. Mais, à quelques mois des législatives de 2012, pourquoi ne pas revenir sur ce sujet afin d’éviter que le pouvoir ne se serve encore une fois de l’argument ethnique pour frauder et prétendre avoir gagné ce scrutin.
Cela peut étonner plus d’un. Mais, c’est de la pure réalité. L’une des ethnies les plus marginalisées au Togo est sans nul doute l’ethnie Kabyè. Le 4ème recensement général de la population et de l’habitat effectué fin 2010 a permis d’en avoir la preuve. D’aucuns se poseront peut-être la question de savoir pourquoi nous revenons sur une enquête effectuée il y a un peu plus d’un an. La raison est toute simple : à quelques mois seulement des élections législatives de 2012, le peuple togolais ne mérite plus d’être trompé par un régime qui se sert régulièrement de l’argument ethnique pour justifier et légitimer ces nombreuses fraudes. Ceci dit, il est utile, voire nécessaire de revenir sur cette petite enquête. Car, compte tenu de leur souffrance, il est clair d’après des témoignages que nous avons recueillis que point n’est besoin d’être magicien pour savoir que nos frères Kabyé ne sont plus disposés à porter leur choix sur un pouvoir qui a passé plus de 40 ans à les tromper, à les mépriser et à n’assouvir que les ambitions d’une minorité. « Voter pour nous, nous sommes tous des frères d’une même région. Si vous porter votre choix sur le ‘’maïs’’, nous allons changer vos conditions de vie », ont l’habitude de répéter les caciques du RPT à leurs frères de Kara à l’approche de chaque élection. Malheureusement, ces promesses ne durent que le temps de la campagne électorale et ne sont jamais tenues. Sur le terrain, le constat est flagrant. Il suffit tout simplement de parcourir le tronçon Kara Pya pour se rendre compte de l’évidence. A côté des maisons des hautes autorités parsemées dans les champs de mil et de maïs, se retrouvent plusieurs cases en terre battue coiffées de paille qui abritent des populations qui ont à peine 25 centimes de dollars par jour, soit le quart du minimum conventionnel pour n’être point frappé par la pauvreté. A côté des gibiers et de la vie de Mamamouchi vécue dans les jardins des Gnassingbé à Pya, se retrouvent des populations qui consomment des sauces sans ce que nous appelons communément « cube ». La réalité » est noire. Et pourtant, ce brave peuple, qui donne tout au régime et qui n’a rien en contrepartie, est obligé de gré ou de force de renouveler sa confiance, de façon abusive.
Derrière le recensement, des conditions de vie exécrables
En dépit de leur appartenance à la même ethnie que le chef de l’Etat et la plupart de ses hommes de confiance, les Kabyè ne sont pas épargnés de la misère que connait la grande majorité des Togolais. On pourrait même dire sans le risque de se tromper que leur situation, comparée à celle de leurs concitoyens originaires des autres régions du pays et habitant à Lomé, est bien pire.
A peine ils prennent deux repas par jour ; pas d’argent pour soigner leurs enfants lorsque ces derniers tombent malade ; pas d’emploi pour les pères de familles sinon des emplois précaires en l’occurrence le gardiennage qui rapporte tout au plus 25.000 fcfa par mois, voilà à peu près le décor.
Pour la plupart, ils s’entassent à cinq, six, voire sept dans des pièces prévues pour une personne. En somme, la liste est longue et le taux de pauvreté extrêmement élevé. Et c’est de bonne guère que les populations Kabyè d’Agoè (un des plus grands cantons de la préfecture du Golfe où ils sont représentés à plus de 80%) ont profité du dernier recensement pour exprimer leur ras-le-bol.
« Que veulent-ils encore avec ce recensement. Le gouvernement fait tout ça mais notre situation reste toujours la même. Regardez la misère dans laquelle nous vivons. Nos enfants n’ont ni habits, ni chaussures. C’est à peine que nous leur trouvons à manger », avaient-ils l’habitude de lancer au visage des agents recenseurs.
Certains d’entre eux, plus virulents envers le régime, avaient refusé tout simplement de se faire recenser. Loin de croire aux raisons qui expliquaient le bien-fondé des opérations, ils ont plutôt qualifié les dirigeants togolais de corrompus.
« Ceux qui sont au pouvoir et qui dirigent ce pays sont si corrompus. Tous les biens du Togo vont dans leurs poches. Ils construisent de grandes maisons et s’achètent de grosses voitures. Nous autres, nous sommes toujours dans la misère et personne ne tourne son regard vers nous », a laissé entendre un maçon originaire du canton de Lama dans la préfecture de la Kozah.
Dans d’autres ménages, des Kabyè plus audacieux ont choisi de ramener le débat sur le terrain politique et s’en sont pris directement au chef de l’Etat et à son entourage. « Nous avons voté pour Faure Gnassingbé en 2005. Pendant ces cinq premières années, il n’y a pas eu le changement tant promis. Malgré cela, ils nous ont obligés à voter pour lui en 2010 mais aucun effort n’est toujours fait pour nous sortir de la misère. Même si nous votons pour l’opposition, nos voix ne sont pas prises en compte, ils truquent les résultats. Moi par exemple je suis un petit employé à l’Université de Lomé et je gagne 30.000 FCFA par mois. Avec un tel salaire, que puis-je faire pour ma femme et mes enfants ? Nous sommes très déçus », s’est indigné un père de famille originaire de Yadè qui regrette d’avoir porté son choix sur le RPT lors des élections passées.
Car, d’après lui, les attentes n’ont pas été comblées. Toutefois, il se garde d’afficher sa préférence pour l’opposition. « Nous attendons de voir si les choses vont changer d’ici les législatives de 2012. Dans le cas contraire, nous ne voterons plus pour le RPT. Mais, nous nous méfions aussi de l’opposition car, avec ces gens, on ne sait jamais », a-t-il ajouté.
Un avis partagé par son voisin, un étudiant Kabyé de Pagouda qui a dénoncé pour sa part les conditions d’étude sur le campus universitaire. « Même les jeunes qui constituent la relève de demain sont négligés par nos dirigeants. Regardez un peu les conditions dans lesquelles nous étudions sur le campus universitaire. Rien n’est fait pour nous permettre d’être à l’aise », a-t-il indiqué. En somme, que ce soit chez les Kabyè de Pya, Lama, Yadè, Sotouboua ou Pagouda rencontrés dans le canton d’Agoè lors du recensement, le discours est le même et dans presque toutes les concessions.
Par ailleurs, il n’y a pas que ceux de Lomé qui souffrent. Qui peut aujourd’hui nier la souffrance que connaissent les Kabyè vivant par exemple dans la préfecture de la Kozah et ses environs du fait de la mauvaise gestion du pays par le régime Faure ? Personne, car cette souffrance saute aux yeux. Aussi bien à Pya et Lama qu’à Yadè, à Tchithcao (pour ne citer que ceux-là), c’est à peine que les gens mangent deux fois par jour. D’après le Document complet de réduction de la pauvreté (DSRP-C), la région de la Kara fait partie de celles qui sont les plus pauvres du Togo.
Pourquoi les Kabyé votent-ils le RPT à leur corps défendant
A première vue, c’est parce qu’ils se méfient de l’opposition ou plutôt n’ont pas confiance en elle. Cette méfiance qu’affichent généralement nos frères du nord-Togo et plus précisément ceux appartenant à l’ethnie Kabyè a été surtout entretenue par l’ex-président du Togo, le Général Gnassingbé Eyadéma.
En effet, la crise sociopolitique qu’a connue le Togo au début des années 90 a en partie profité au régime de Gnassingbé père. Se servant des mésententes nées de cette crise, Eyadéma a opéré un véritable lavage de cerveau chez ses frères Kabyè en leur présentant les opposants venus du sud en l’occurrence Gilchrist Olympio (son farouche opposant d’alors), comme ceux qui les chasseraient et les spolieraient de leurs biens en cas d’alternance.
Même sous Faure Gnassingbé, le discours n’a pas changé dans la mesure où le RPT s’en sert toujours pour tromper et dissuader les Kabyè qui essayeraient de rallier le camp de l’opposition. Ce qui fait que, malgré leur souffrance et la misère dans laquelle ils végètent, ils se retrouvent parfois dans l’obligation de voter le RPT, contre leur volonté. Un peu comme les Noirs d’Afrique du Sud par exemple. Aujourd’hui, même si les présidents noirs qu’ils élisent ne répondent pas à leurs attentes, il ne leur viendra pas à l’esprit, du moins pour longtemps encore, de voter pour les Blancs.
Tout compte fait, au vu de leurs propos, il est plus qu’évident que la plupart des Kabyè sont aujourd’hui prêts à soutenir un véritable opposant, puisque le régime en place ne leur donne pas satisfaction. L’opposition doit donc tirer des enseignements de ses erreurs passées, surtout celles de Gilchrist Olympio qui a longtemps prôné le radicalisme, pour garantir à nos frères du nord en général et aux Kabyè en particulier qu’en réalité, le clivage nord-sud longtemps décrié n’est qu’une pure imagination du RPT pour s’assurer la confiance des populations du nord et se maintenir éternellement au pouvoir.
Quant au régime de Faure Gnassingbé, il est évident qu’il ne pourra manipuler éternellement les frères de l’ethnie Kabyè, les tromper et se servir d’eux uniquement à des fins électoralistes. L’argument ethnique n’a même plus sa place aujourd’hui dans une société togolaise où les personnes de toutes les ethnies comprennent de plus en plus qu’ils ne peuvent rester dans la misère et laisser longtemps quelques têtes s’accaparer des richesses du pays. Même dans l’armée qu’on dit dominée en grande partie par les Kabyè, les esprits finiront par s’ouvrir. Dans ce cas, le RPT a-t-il une chance de gagner les législatives de 2012 ? Pas si sûr. A moins que la victoire ne se fixe au bout de la fraude et des mitraillettes, comme d’habitude.
Isaac MAWUVI