Sous peu, le processus Vérité, Justice et Réconciliation fera partie de l’histoire. Après les dépositions et la phase des audiences, qui aura permis d’examiner 508 dossiers au cours de 424 audiences publiques, 28 à huis clos, 51 en privé et 5 par vidéoconférence, cap est mis sur les recommandations, l’ultime étape du processus, qui consistera à proposer au gouvernement des mesures à prendre pour la réparation des préjudices subis par les victimes et celles portant sur le sort à réserver aux auteurs des violations des droits de l’Homme les plus graves, les mesures à prendre pour éviter la répétition de ces actes de violences ainsi que pour lutter contre l’impunité et renforcer la réconciliation nationale. Dans cette perspective les victimes des différents cas de violences et de violations, surtout les violences électorales d’avril 2005 peuvent-elles espérer voir leurs bourreaux tout désignés répondre de leurs actes devant un Tribunal ?
On a bien peur que non. Et ce n’est pas du pessimisme, mais une lecture réaliste des choses, à voir les à-côtés de la phase des audiences et les actions qui sont actuellement entreprises. La justice, on n’en parle même pas. Mgr Nicodème Barrigah et les siens sont dans une dynamique d’élaboration du programme de réparation à intégrer à leur rapport final, et un atelier s’est tenu les lundi, mardi et mercredi derniers dans ce sens. Cette rencontre qui regroupait membres du bureau et personnel de la Cvjr, représentants des institutions de la République, entre autres, bénéficiait de l’appui technique de pays ayant déjà fait l’expérience de pareilles commissions comme l’Afrique du Sud, le Ghana, le Liberia, le Maroc et la Sierra Leone, dans le cadre de la justice transitionnelle. Et c’est justement pour un tel type de justice qu’opte résolument la Cvjr. Mais la justice transitionnelle sied-elle à la situation togolaise ? Est-ce le choix des populations qui ont été consultées en amont du démarrage effectif du processus ?
C’est d’ailleurs depuis le début que les émissaires du pouvoir qui a façonné seul et décrété ce processus, ont été déployés en masse sur les médias pour travailler les consciences et orienter l’opinion vers un tel type de justice, peignant la justice punitive comme inappropriée à la situation du Togo. Mais le choix de la justice transitionnelle est sujet à caution, d’autant plus que c’est aux pays ayant connu la guerre ou un long cycle de violences et de violations des droits de l’Homme, bref aux situations postconflits qu’elle est adaptée. Ce n’est pas surprenant que ce type de justice soit privilégié au Liberia et en Sierra Leone. Là-bas, c’étaient des conflits armés, la guerre au vrai sens du terme. Même si c’est l’injustice et l’arbitraire qui ont poussé certains citoyens à prendre des armes, ils ont malheureusement ôté la vie à d’autres compatriotes, à des humains tout court, et ils se devaient aussi de payer. Dans ces cas de figure, privilégier la justice punitive risque de réveiller les vieux démons. En Afrique du Sud ce n’était pas la guerre proprement dite, mais l’apartheid qui a vu la minorité blanche régner sur la majorité noire durant une longue période, avec son lot de violences sur les populations et de violations de leurs droits. Et Mandela a été aussi obligé à un certain moment d’opter pour une lutte armée. C’est donc de bonne guerre que la justice transitionnelle soit privilégiée.
Mgr Barrigah s’est lui-même fait hara-kiri lorsqu’il déclarait au sujet de ce type de justice : « La justice transitionnelle est une troisième voie offerte aux sociétés sortant d’un conflit ou d’un régime dictatorial pour examiner leur passé, établir les responsabilités, mettre fin à l’impunité, rendre la justice, obtenir la garantie de non répétition des violations et favoriser la réconciliation ». Soit. Mais, le Togo sortait-il d’un conflit, comme au Liberia et en Sierra Leone ? Assurément pas. Et difficile de parler d’une situation postdictatoriale au Togo, d’autant plus que la période choisie, de 1958 à 2005 embrassait trois régimes différents, incarnés d’abord par le Père de l’Indépendance Sylvanus Olympio, son bourreau réclamé Gnassingbé Eyadéma, et l’ « Esprit nouveau » Faure Gnassingbé. L’un dans l’autre, la justice transitionnelle paraît inappropriée au cas togolais. Chez nous, exception faite des événements de 1958 – d’ailleurs insérés au processus pour trouver de quoi accuser le régime du Père de l’Indépendance -, c’est un clan au pouvoir, de Père en Fils, qui a fait abattre sur les opposants au régime, leaders et populations cela s’entend, une pluie de violences et de violations des droits de leurs droits, en guise de représailles. Les assassinats de Sylvanus Olympio le 13 janvier 1963, de Tavio Amorin en juillet 1992 et autres, l’attaque de la Primature en décembre 1993, l’attentat de Soudou du 5 mai 1992 contre Gilchrist Olympio visaient les leaders qui incarnaient l’opposition, les tueries de Bè en avril 1993, le massacre de Fréau Jardin du 25 janvier 1992, les populations. Il s’agissait d’enlever au peuple toute envie de contestation. Les violences électorales d’avril 2005, le sujet phare de ce processus – savamment occulté au cours des audiences – constituent une autre paire de manches. Un plan de massacre a été bien fignolé dans les arcanes du pouvoir Rpt juste pour paver la voie à une succession monarchique au pouvoir et offrir le fauteuil sur un plateau d’or à Faure Gnassingbé. Les auteurs de cette complicité peuvent être identifiés pour peu que l’on le veuille ; c’est même un euphémisme pour ne pas dire qu’ils sont bien connus, en tout cas leur camp politique l’est. Les populations étaient juste sorties pour défendre leurs suffrages qui étaient détournés en faveur du candidat du pouvoir, et c’est de bonne guerre. Mais un millier de Togolais vont payer de leur vie, plus de 5000 blessés – par balles surtout s’il vous plaît – et 60 000 autres envoyés sur les chemins de l’exil. Ce serait diaboliquement dément de parler de réciprocité de ces actes de violences, ce qui devrait justifier le choix de la justice transitionnelle.
Il est constant que la justice est un préalable fondamental à la réconciliation. Malheureusement elle est en train d’être savamment occultée au Togo, au nom de la fameuse justice transitionnelle et sous la coupe de la réparation qui est l’ensemble des mesures destinées à apaiser les victimes et à les rétablir dans leurs droits. Oui, on doit réparer les torts causés aux victimes de ces violences et violations des droits de l’Homme. Et peut-être financièrement. C’est d’ailleurs cette promesse qui a motivé nombre d’entre elles à aller témoigner devant la Commission. Mais cela ne saurait occulter la culpabilité des bourreaux. Ceux qui ont commis des crimes de sang et leurs commanditaires doivent répondre de leurs actes. Et c’est le prix à payer pour éviter la récidive et lutter contre l’impunité. Malheureusement elle ne sera pas au rendez-vous. Puisqu’aucun coupable n’a été enregistré par Mgr Barrigah et les siens lors des audiences. Tous les bourreaux désignés se sont dédouanés et ont plutôt chargé leurs victimes, comme le Major Kouloum. Les Forces armées togolaises aussi sont blanches comme neige ; ou à la rigueur rejettent des responsabilités sur des macchabées ou des « éléments incontrôlés ». Dans ces conditions on va tout droit vers une réconciliation décrétée, et de façade. Et on aura perdu du temps, de l’énergie et de l’argent pour…rien !
Tino Kossi
source : liberté hebdo togo
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