L’histoire des Etats d’Afrique jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des régimes militaires. Comment comprendre alors l’incapacité des armées africaines à prévenir et combattre les groupes armés terroristes ?
Des causes de la foudroyante déliquescence de l’État malien à partir de 2012 ou celles de l’érosion fulgurante du contrôle territorial de l’État du Burkina Faso sur plus de la moitié de son territoire en 2021, beaucoup d’arguments ont déjà été avancés sauf la défaillance des forces armées responsables de la défense nationale de ces deux pays. Autrement comment expliquer qu’elles paradent toujours à la tête de ces deux États après avoir écarté les régimes civils, en se présentant comme la solution à un problème dont leur incompétence est ultimement la cause ? En général, les observateurs des questions de sécurité en Afrique de l’Ouest s’accordent à ne privilégier que des explications conjoncturelles s’appuyant souvent exclusivement sur des facteurs exogènes sans tenir aucun compte des facteurs endogènes. À la limite du conspirationnisme, ils font l’économie de tout ce qui pourrait ruiner leur grille d’analyse binaire et manichéenne. Ainsi, on impute un peu trop hâtivement l’état d’insécurité actuel au Mali aux mésaventures de l’interventionnisme des puissances occidentales en Libye. Et par ricochet, le Burkina Faso ne serait qu’une pièce supplémentaire dans la série de chutes en cascade d’un jeu de dominos des puissances occidentales visant implicitement à déstabiliser toute l’Afrique.
Cette lecture n’est soutenable qu’en ce qui concerne le déclenchement du conflit dans le nord du Mali, mais reste étrangement mutique sur l’incapacité des forces armées maliennes dans son déroulement face à une bande de mercenaires touaregs en débandade après l’effondrement du régime libyen en 2011. Pourquoi l’armée malienne s’est-elle montrée incapable à établir la moindre ligne de défense efficace pour stopper l’avancée des forces rebelles sur Bamako ? Pourquoi ont-elles traversé le pays comme du beurre ? Il faut rappeler que le renversement du régime de Mouammar Kadhafi par les pays membres de l’OTAN, s’est fait avec la bénédiction des Nations-Unies (aux termes de la résolution 1973 du 17 mars 2011), demandant de prendre « toutes les mesures nécessaires » pour protéger la population civile, avec le soutien tacite de la Chine et de la Russie qui n’ont point opposé leur véto. Nous sommes dans un cas typique d’agir par non-agir. En l’occurrence, l’abstention de ces deux puissances de recourir au droit de véto a visiblement concouru à produire l’effet non souhaité. La Russie et la Chine, par leur défaut d’anticipation des conséquences de leur soutien tacite à l’intervention, sont coresponsables avec les pays de l’alliance militaire de la situation d’insécurité qui a découlé de l’intervention en Libye et au-delà dans le Sahel.
L’alibi de l’étranger
On admet communément, certes par un raccourci argumentatif très réducteur, que la chute de Kadhafi a causé la dernière rébellion touarègue dans le nord du Mali. Cette lecture est erronée sinon fausse. Car le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) au déclenchement de cette énième rébellion n’a jamais fait mystère de ses ambitions politiques et militaires. Il s’est présenté aux populations du nord du Mali en vue de solliciter leur adhésion comme un mouvement de libération nationale dans la droite lignée des mouvements du même genre qui ont fleuri partout dans le monde colonisé durant les luttes anticoloniales. Si tant est qu’on veuille comprendre et résoudre la crise malienne, il n’est pas superflu de rappeler que les rebellions touarègues préexistaient à l’intervention en Libye et poursuivent les unes après les autres des projets sécessionnistes depuis la naissance du Mali moderne. La « question touarègue » n’a pas été inventée par l’OTAN ni la chute du guide libyen.
En clair, la chute de Kadhafi ne fut donc pas la cause profonde de la renaissance de la rébellion touarègue en 2012, mais l’élément déclencheur du regain d’activité violente et déstabilisatrice à la faveur du retour des mercenaires touaregs dans un nord du Mali où régnait une paix factice. En privatisant la paix dans le nord du Mali, Kadhafi a certes offert un répit au Mali, mais, par ce cadeau empoisonné, n’a fait que geler un conflit aux ramifications historiques, politiques, économiques, sociologiques très profondes. Ensuite, l’intervention française, à forts relents colonialistes et paternalistes, a permis d’endiguer la rébellion touarègue, même si elle a échoué à défaire l’emprise des groupes djihadistes sur la région. Mais quel pays a déjà gagné au moyen de la guerre contre des groupes djihadistes ?
Toutefois, les errements de la stratégie française n’ont rien arrangé à la compréhension des facteurs endogènes de la crise malienne. Les divergences qui n’ont cessé de s’amplifier entre les choix stratégiques de Paris (consistant à privilégier la lutte antiterroriste) et de Bamako (voulant écraser en priorité les rebelles touaregs) – car le désamour entre les deux partenaires remonte à la période IBK – n’a fait que conforter les explications monocausales, insistant sur les seules causes exogènes, soit en imputant à la France la responsabilité (directe ou indirecte) dans le déclenchement du conflit au Mali soit en lui reprochant l’échec militaire des diverses coalitions militaires étrangères à endiguer les groupes extrémistes et stopper la déliquescence du Mali. Au fond, cet alibi de l’étranger puise ses racines dans l’inconscient postcolonial en Afrique, car moyennant l’agitation d’épouvantails étrangers les responsables absolvent leurs inconséquences dans l’inoxydable culte du bouc émissaire. En Afrique francophone notamment, personne n’est jamais responsable de rien, car la main invisible de la Françafrique sert à justifier et excuser tous les échecs.
Des armées aux abonnés absents
Avant le retrait de la France du Mali le 15 août 2022 à la suite de crises diplomatiques nées de son incapacité à l’emporter militairement contre les groupes djihadistes dont la gangrène a relégué au second plan les revendications indépendantistes touarègues du MNLA et qui est en train métastaser toute la sous-région ouest-africaine, peu d’observateurs ont posé clairement la question de la responsabilité des forces armées maliennes (et par extension burkinabé) dans l’effondrement avancé de ces deux pays. En effet, l’explication de la situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest par des déterminants exogènes, reste séduisante parce que nourrissant des théories conspirationnistes et anti-impérialistes, mais gomme totalement l’agentivité des acteurs locaux. Sous cet angle, tout se passe comme si les acteurs étatiques (incluant acteurs politiques et forces armées) ne sont comptables de rien du tout et que les acteurs non étatiques (groupes touaregs, groupes djihadistes, groupes d’autodéfense, criminels divers, etc.) ne poursuivent nullement des finalités qui puissent justifier leurs initiatives. En clair, dans ce type de lecture instrumentaliste, les acteurs africains ne sont que de dociles jouets sans âme entre les mains de puissances étrangères plus ou moins malveillantes.
À l’exception notoire du Sénégal, il n’est pourtant pas un seul pays d’Afrique de l’Ouest qui n’ait été dirigé à un moment donné par des militaires ces soixante dernières années. Il n’est pas une seule nation de la région qui ne sacrifie au rituel annuel du défilé militaire avec démonstration de la capacité de son armée à assurer la défense nationale. Alors pourquoi des armées ayant paralysé depuis plus d’un demi-siècle la vie politique de ces pays et ayant englouti des milliards de budgets annuels dans le recrutement, l’équipement et l’entrainement de nos armées au détriment des secteurs sociaux de bases (santé, éducation, sécurité, etc.) échouent aussi lamentablement devant des bandes armées rebelles ou des groupes djihadistes ? Pourquoi les armées maliennes sous le général ATT ou la cohorte de généraux dirigeant la puissante armée burkinabé construite par le régime autoritaire de Blaise Compaoré n’ont pas su remplir l’unique fonction de défense qui justifie toutes ces décennies de dépenses militaires extravagantes ?
Faire la guerre depuis les palais
Au fond, au lieu d’inventer des boucs émissaires pour nier les raisons d’agir et les responsabilités des acteurs endogènes africains, une seule question aurait dû se poser depuis 2011 et le retour des mercenaires touaregs, autrefois stipendiés par Kadhafi pour lui servir d’armée privée : les groupes rebelles auxquels ont succédé les insurgés islamistes dépourvus de missiles, de chars et d’aviations sont-ils plus forts que nos armées conventionnelles autrement plus équipées et mieux entrainées ? Peu importe la réponse à cette question, une seule vérité se serait imposée d’elle-même : alors nos armées nationales, qui n’ont été que des gouffres financiers et des pourvoyeurs de putschistes depuis les indépendances, ont échoué piteusement à défendre l’intégrité territoriale de nos États dont les frontières avaient pourtant été garanties par l’OUA en 1963.
Outre l’empêchement de toute vie démocratique en Afrique francophone, par l’imposition de régimes autoritaires entretenant des armées pléthoriques, les juntes militaires n’ont point préparé nos pays à faire face aux défis sécuritaires contemporains. Alors que nos pays n’avaient pas vraiment besoin d’armées, ces dernières se sont imposées à eux ; maintenant qu’ils en ont plus que jamais besoin, elles leur font défaut. Que font actuellement les juntes militaires au Mali et au Burkina Faso ? 1. Acheter des équipements militaires auprès des industries de défense de Chine ou de Russie pour assurer la propagande néo-souverainiste de la « montée en puissance » et ensuite ne surtout pas faire la guerre qu’ils ne savent pas faire. 2. Se payer à prix d’or les services de mercenaires russes pour faire la guerre qu’ils ne veulent surtout pas faire eux-mêmes ! Il est significatif de souligner que les élites des armées francophones d’Afrique mettent moins d’entrain à faire la guerre aux rebelles et aux terroristes qu’ils en mettent à lutter verbalement contre la France, à renverser des régimes civils ou à se diviser pour savoir qui va hériter des palais présidentiels.
L’Echiquier