Ça se passe beaucoup au Togo et aux États-Unis. Aussi quelque part dans le ciel, dans un avion-cargo entre Israël et l’aéroport de Niamtougou (dix pages d’une bagarre mortelle en plein vol !).
Ça se passe également entre, d’un côté, un tyran nommé Démang Démong et le colonel Kakaraka, chef de la milice du régime appelée Garde de Fer, et, de l’autre, Tingayama Koka, opposant politique qui a échappé à un guet-apens entre Bafilo et Kara et pris le chemin de l’exil. Autour de Koka dans son combat politique, des hommes et des femmes courageux, décidés et intrépides. Ce n’est pas tout ; le roman se passe aussi et de bout en bout entre le passé esclavagiste et le présent néocolonial, entre le réel et l’irréel, entre la vie et la mort…
Avec “Tyranneaux Paranos”, Togoata Apédo-Amah (à la suite d’“Amour Gamado” en 2023 et du “Chien qui fume” 2017), donne la pleine mesure d’une imagination romanesque étonnamment inventive et riche. Tout comme les précédents, on ne peut résumer ce roman-ci. D’autant plus que “Tyranneaux Paranos”, en vérité, ce sont deux romans en un. Chacun des deux aurait pu tenir séparément comme un ouvrage édité. Une performance !
Celle des deux histoires par laquelle commence l’ouvrage traite de la folie du pouvoir chez le bien nommé Démang Démong ; l’autre débute à Aného en 1860 quand Kangnigan fait kidnapper nuitamment son frère Anani qu’il vend à un bateau négrier. La double narration alterne les épisodes de l’une et l’autre histoires jusqu’à un point d’intersection assez original.
Avec donc une puissance d’imagination jamais en repos doublée d’une écriture tonique, Togoata Apédo-Amah dévide toutes les phases de la déportation d’un Noir de la côte ouest-africaine jusqu’en Amérique, la traversée épouvantable sur le vaisseau négrier, les horreurs de la condition d’esclave sur un domaine agricole… Mais Anani est un brave parmi les braves. Son intelligence vive, son esprit combatif maintiennent sur des décennies sa volonté de vivre libre. Il deviendra un chef militaire lors de la Guerre de Sécession, puis un justicier défenseur des Noirs contre le Ku Klux Klan, un entrepreneur philanthrope avant de terminer sa vie épique comme auteur d’un unique roman intitulé “Tulabo” (fusil à l’épaule). Or Tulabo, ce sera le nom du principal adversaire de Kakaraka, le chef des miliciens du régime au vingt et unième siècle…
L’autre histoire, contemporaine, est tout aussi épique. Le colonel Kakaraka, appuyé efficacement par des agents du Mossad, le service secret de l’État d’Israël qui assure la sécurité du régime de Démang Démong, le colonel Kakaraka donc déploie toute la rage et la volonté de son âme de psychopathe pour réduire à néant les opposants au régime qu’il sert. À l’intérieur du pays comme à l’extérieur. Meurtres à l’arme blanche, explosions de véhicules piégés, tirs à la mitraillette en plein New York…
Les deux récits se croisent donc un jour du vingt et unième siècle en territoire étatsunien par l’entremise d’une puissante prêtresse vodu du nom d’Ayoko, tout à la fois pasionaria et une sorte de vestale sans l’obligation (vraiment pas du tout !) de chasteté ; une gardienne du feu sacré de la mémoire historique et de la volonté nationale de vivre libre et indépendant. Ayoko, dotée de pouvoirs extraordinaires, incarne la part de fiction merveilleuse du roman. Avec elle et par elle, s’opèrent des passages du réel à l’irréel, des métamorphoses et des rebondissements surnaturels qu’il faut se garder de divulgâcher comme on dit au Québec. Laissons le lecteur découvrir par lui-même l’exceptionnelle anatomie de la violence qu’est “Tyranneaux paranos” !
« Quelque chose tomba de sa bouche. C’était un bout de langue sectionné par la balle. Le sang coulait abondamment. Pavlov estima qu’il n’y avait qu’un seul tireur, sinon ils seraient tous morts. Les tueurs du Mossad scrutaient l’étendue tumultuaire et sa basse clôture pour savoir où était caché le tireur au silencieux. »
“Tyranneaux paranos” de Ayayi Togoata Apédo-Amah, éd. Graines de Pensées, Lomé, 2025.
Théo Ananissoh