« Quand la souveraineté du peuple est littéralement et systématiquement violée, comment prétendre aller à la conquête du pouvoir au nom de cette même souveraineté ? »
En démocratie, l’élection est l’instrument par excellence de régulation de la vie politique. J’y suis profondément attaché.
Les années 90 à 2000, ont marqué un recul du régime de la pensée unique et la montée progressive de la démocratisation. Malgré les coups portés à ce processus, notamment le coup de force militaire de 1991 contre la primature, l’espérance était grande. Après cette période, le régime du général Gnassingbé Eyadéma repris par son fils a marqué un coup d’arrêt définitif à ce progrès de l’espace politique, en déconstruisant minutieusement et systématiquement les acquis de la lutte pour la démocratie. Dans ce parcours de retour à l’ordre ancien, le sort réservé aux élections est emblématique.
Depuis 1990, le Togo a connu sept élections présidentielles, cinq élections législatives et l’unique élection municipale en trente ans, tenue en juin 2019. Les conditions de ces élections ont été dénuées d’équité à tel point que le régime s’est octroyé la victoire à chacune d’elles, exception faite de la première élection législative tenue en 1994. Hormis pour celle de 1994, l’opposition a constamment contesté les résultats de ces élections et en a dénoncé les conditions d’organisation. Les périodes postélectorales sont souvent émaillées de violence d’Etat, particulièrement en 2005 à la prise du pouvoir issue d’une série de coups d’Etat perpétrée par Faure Gnassingbé – qui cumule déjà 16 ans de pouvoir et 4 mandats –, après le décès de son père qui avait dirigé le pays, sans partage, d’une main de fer pendant 38 ans.
Si l’on considère l’intégrale mainmise de l’Exécutif sur toutes les institutions, y compris celles en charge des élections et si l’on observe avec quelle âpreté le régime s’obstine à étouffer toute possibilité d’ouverture démocratique, par la violence y compris, on est légitimement en droit de se demander si une élection, dans les conditions actuellement imposées, est en mesure de donner aux Togolais le respect dû à leur vote.
Quand la souveraineté du peuple est littéralement et systématiquement violée, comment prétendre aller à la conquête du pouvoir au nom de cette même souveraineté ? Grand paradoxe !
Après trente ans de lutte, la voie électorale que s’est donnée l’opposition pour changer la vie des togolais s’est avérée sans issue et n’a pas produit de résultats attendus. Loin s’en faut. Doit-on s’y maintenir vaille que vaille ?
Pour ma part, je pense que l’opposition doit se résoudre à accepter que le pays n’est pas en démocratie et elle ne peut donc compter sur l’instrument démocratique qu’est l’élection pour obtenir le changement. Cela veut dire que l’opposition doit suspendre sa participation aux élections frauduleuses. Une telle approche serait un signe de cohérence et de changement de paradigme.
Bien entendu, on opposera des arguments qui indiquent que le refus de participer à ces élections – pourtant reconnues frauduleuses par tous – est un boulevard laissé au régime et que la participation permet d’avoir, à minima, la fameuse minorité de blocage à l’Assemblée nationale. L’argument subsidiaire est de savoir à quoi sert le refus de l’élection si l’on se dit opposant, et qu’en contrepartie de cette non-participation, on semble n’avoir pas mieux à faire pour autant.
Participer aux élections
En regardant de près ces arguments, je dirais que la lutte menée par le peuple togolais ne se résume pas à se constituer une minorité de blocage pour entraver quoi que ce soit. Elle a pour principal objectif de créer les conditions nécessaires à l’amélioration son quotidien. Et ce d’autant plus dans certaines régions, jusqu’à 77% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. La Nation togolaise n’a nul besoin d’être en adversité interne permanente. Elle vise le ‘’faire mieux ensemble’’ et cela passe par la diversité des points de vue, sans pour autant conduire à un rejet systématique de l’autre. Il faut donc être bien plus ambitieux pour les Togolais que de se battre uniquement dans le but de disposer d’une minorité de blocage.
Par ailleurs, en trente ans l’opposition politique n’a boudé que deux élections législatives, en 1999 et en 2018, et une élection présidentielle en 1993. Elle a donc été présente à l’Assemblée nationale une vingtaine d’années environ. En dehors de pouvoir éventuellement bloquer des modifications de la Constitution à l’Assemblée nationale, peut-on identifier précisément une seule proposition de loi, émanant de l’opposition parlementaire, votée en vingt ans de présence à l’Assemblée nationale ? La majorité n’a jamais voté une proposition de loi de l’opposition, malgré les efforts de cette dernière. De plus, cette capacité de blocage des modifications constitutionnelles est une pure illusion. En effet, le régime a la possibilité de modifier la Constitution par voie référendaire. C’est ce qu’il avait envisagé de faire lors des manifestations de 2017 – avant les élections de 2018 –, malgré la présence de l’opposition à l’Assemblée nationale en ce moment-là. Au final, la minorité de blocage n’a donc aucun effet d’empêchement des modifications constitutionnelles. Peut-on penser que l’éventuelle présence de l’opposition à l’Assemblée nationale aurait pu empêcher le coup d’Etat de 2005 alors que la Constitution elle-même l’interdisait, comme certains l’affirment ? Certainement pas. Même le Président de l’Assemblée nationale, membre du parti au pouvoir, avait été empêché, de manière anticonstitutionnelle, d’assurer l’intérim du président de la République.
Par ailleurs, comment peut-on s’accommoder et jouir des résultats publiés par des institutions que l’on dénonce parce que complètement contrôlés par l’Exécutif ? N’y a-t-il pas là une incohérence à parler de fraude, à dénoncer la partialité des institutions puis à accepter de fonctionner avec les résultats issus des fraudes et des institutions inféodées ? Il y a matière à s’interroger.
Au final, non seulement la présence de députés de l’opposition à l’Assemblée nationale n’apporte rien de concret au peuple – malgré les efforts de l’opposition dans des débats parfois houleux qui peuvent faire la fierté de certains députés – mais il sert de solide argument au régime qui fait valoir à l’international une ouverture démocratique que tout le monde sait pourtant fictive. Son argument étant de dire qu’il y a des élections aux dates constitutionnelles et que l’opposition y participe. Quoi de mieux pour faire croire à un fonctionnement normal de ces institutions viciées ?
Ne pas participer aux élections
Le refus de l’opposition à participer aux élections met en lumière le caractère non démocratique du régime. Même si cela n’empêche pas le régime de faire ce qu’il veut, il peut moins se gargariser à l’international d’avoir installé une démocratie. Quand l’opposition refuse de participer à une élection, ce n’est jamais un signe de démocratie, peu importe la manière dont le régime va habiller cette situation avant présentation à l’extérieur. Certes, ce n’est pas suffisant et ce n’est pas une fin en soi mais, à minima, cela dégrade l’image du régime. L’image est toujours importante pour une dictature.
La non-participation de l’opposition aux élections lui évite, d’une part, de fonctionner selon un rythme imposé par l’adversaire politique, d’autre part, d’être victime de pièges très souvent tendus par le régime. Cela laisse également le soin de mieux se consacrer à préparer et à mener une lutte pour la démocratie, celle dont le succès donnera de facto des élections conformes aux normes internationales. Cela a toute son importance.
D’un autre côté, il est de notoriété publique que lorsque l’opposition togolaise participe aux élections, les partis s’entredéchirent dans un conflit interne de leadership au point d’être dans l’incapacité absolue de mener des actions communes, ne serait-ce que pour contester les résultats frauduleux. Aucune élection n’a échappé à cette tragique vérité depuis le début de la lutte. La dernière élection présidentielle, celle de 2020, n’y a pas échappé. Le bon sens commande dès lors de procéder autrement.
Que faire alors ?
Il faut commencer par se départir du plus important facteur de division que constitue l’élection.
Ensuite, sur la base de l’expérience et des enseignements qui en découlent, l’opposition doit se résoudre à mener une lutte citoyenne. C’est ce à quoi tout le monde aspire dans le fond, y compris les partis politiques. Le caractère citoyen exige que l’on ne s’enferme plus dans des regroupements d’appareils de partis, mais de privilégier le rôle du citoyen dans un élan d’ensemble. Cette lutte doit être consacrée à l’instauration de la démocratie. Elle doit être bien conceptualisée sur la base d’un projet politique fédérateur qui se projette sur l’après changement et se préoccupe de la stabilité, de la sécurité et du vivre-ensemble. Elle doit aussi être conduite dans la sincérité en sursoyant aux intérêts individuels et égoïstes de court-terme. Dans une telle considération, la captation du pouvoir par un clan connaitra une fin dont l’ensemble des Togolais profitera, sans exception, y compris ceux qui dirigent aujourd’hui.
Il s’agira pour chaque parti et organisation de la société civile de déterminer s’il poursuit la voie électorale, quand bien même les principes de transparence et de respect des normes démocratiques ne seraient pas respectés, ou s’il sort du cheminement engagé depuis 1990 pour s’inscrire dans une orientation nouvelle, en dehors du canal électoral, et dans le but de viser un véritable état de droit pour le peuple. Chacun doit se positionner clairement pour faciliter l’organisation de la réorientation de la lutte.
Pour ce qui me concerne, la lutte doit se draper d’une dimension citoyenne qui conduise à une mobilisation populaire accompagnée des facteurs de réussite, en vue de créer les conditions d’une négociation qui débouche sur une transition. Cette transition aura pour mission essentielle de mettre en place un cadre démocratique basé sur une architecture institutionnelle appropriée afin que l’on puisse organiser une élection digne de ce nom qui mette un terme définitif à la crise sociopolitique chronique pour le bien-être de tous les Togolais, dirigeants actuels y compris.
Le but final est de mettre un terme à la dictature dans son élan aussi effréné qu’inquiétant, en créant un espace de liberté dans lequel chaque citoyen s’épanouit et que, passés les engagements du pays vis-à-vis de l’extérieur, les richesses nationales soient redistribuées de manière inclusive. Telle est ma conviction.
Gamesu
Nathaniel Olympio
Président du parti des Togolais