Les populations togolaises vivent au rythme des braquages. Il ne se passe de jour où de mystérieux braqueurs ne fassent la loi dans la capitale avec des armes de guerre, au nez et à la barbe des forces de l’ordre et de défense. Le rythme des braquages, le mode opératoire et les victimes poussent les Togolais lamda à se poser des questions sur l’identité de ces individus et surtout l’inefficacité des forces de sécurité, dans une ville militarisée comme Lomé.
Le ministre de la Sécurité et de la Protection civile, le Général Yark Damehane a dressé il y a quelques semaines un bilan assez inquiétant des braquages de ces six derniers mois. Visiblement dépassé par les évènements, il a appelé les populations à aider les forces de sécurité afin de mettre hors d’état de nuire ceux qui perturbent la tranquillité des citoyens et surtout des opérateurs économiques. Les différentes sorties du ministre de la Sécurité et les plans annoncés pour contenir le phénomène n’ont rien changé. Les braquages continuent de plus belle et les auteurs de ces crimes semblent en territoire conquis. La capitale Lomé vit au rythme du far west avec les commerçants, les opérateurs économiques, les hommes d’affaires qui vivent avec la peur d’être attaqués à tout moment. L’ampleur de ces braquages a poussé le Mouvement Martin Luther King du Pasteur Edoh Komi à programmer un sit-in dont l’objectif est d’interpeller les autorités. Mais comme il fallait s’y attendre, cette manifestation a été interdite par le ministre de l’Administration territoriale, de la Décentratlisation et des Collectivités locales Payadowa Boukpessi.
La police estime avoir abattu deux braqueurs à Kanyikopé
Le dimanche matin, la Police nationale a ameuté l’ensemble de la presse pour annoncer une nouvelle. Les journalistes sont expressément conviés à se rendre à Kanyikopé aux encablures de la société Sototole avant 8 h 30 pour constater la neutralisation de deux redoutables braqueurs (sic) par les éléments de la Police nationale avant l’enlèvement des corps. Plusieurs médias appelés se sont rendus sur les lieux pour apprécier l’«exploit» des éléments de la Police nationale. Sur les lieux indiqués, gisent au sol les corps de deux individus ainsi qu’une moto. A côté des corps, un coupe-coupe et un objet qui ressemble à une arme. Déjà sur les lieux, la disposition des corps et des soit-disant armes du crime est sujette à caution. Qu’à cela ne tienne, la presse est invitéé à suivre la version des faits livrée par le Commissaire principal de police, Tassa Agba, porte-parole de la Police nationale.
Selon sa version, « Ces malfrats avaient attaqué à Casablanca un citoyen qui revenait de la banque avec une importante somme d’argent. Au cours de la tentative, un policier a été gravement blessé par balle. Il avait opéré de concert avec des complices venus du Ghana. Une surveillance a été mise en place autour de ce dernier le nommé Cimetière afin de suivre ses activités. C’est ainsi que dans la nuit du 27 au 28 juillet 2019, un malfrat résident au Ghana a rejoint le sieur nommé Cimetière dans un ghetto à Katanga, ils ont consommé de la drogue, planifié une nouvelle opération avant de se mettre sur une moto de marque Apsonic non immatriculée. Pris en filature par les élements du Groupe d’intervention de la police nationale ( GIPN) en tenue civile, ayant constaté qu’il s’agissait des agents et voulant s’échapper, le nommé Cimetière en couple sur la moto et armé d’un pistolet de fabrication artisanale, a ouvert le feu en leur direction. Les agents ont immédiatement riposté, les atteignant mortellement ». Voilà le récit du Commissaire principal qui a ajouté qu’il a été pris auprès des 2 malfrats tués un pistolet de fabrication artisanale garni d’une munition de 12 mm, 2 machettes dont l’une dissimulée sous le siège de la moto.
Ce fameux exploit de la Police nationale a été abondamment relayé par les journaux en ligne, même si pour des professionnels des médias, le récit de ce commissaire comporte des zones d’ombre, de même que la disposition des corps sur les lieux du crime ainsi que les armes du crime. Et comme il fallait s’y attendre, la version des familles des présumés braqueurs tués n’a pas tardé.
La version des familles totalement aux antipodes du récit de la Police
Le nommé « Cimetière » et son second abbatus par la Police sont-ils des braqueurs ? Ont-ils été surpris sur un terrain d’opération, comme le dit la Police ou sont-ce de simples citoyens ? Quelques heures après l’annonce de la neutralisation de ces deux individus présentés comme de redoutables braqueurs, les familles et proches sont sortis du silence pour donner toute une autre version de cette affaire, version totalement contraire à celle servie par le Commissaire principal de la Police Tassa Agba.
Témoignage d’un proche de «Cimetière»
« Nous étions tous à la maison le samedi aux environs de 23 heures lorsque des agents de Police ont débarqué chez nous pour amener manu militari deux de nos frères en les personnes de Cimetière et Dékpo. Toute la journée, nous nous sommes promenés dans plusieurs lieux de détention sans avoir eu de leur nouvelle. C’est vers 17h que nous avions eu les échos sur whatsapp comme quoi, ils ont été tués quelque part. On ne sait même pas ce qui s’est passé. Même s’il a offensé quelqu’un et que les policiers sont venus l’arrêter, au moins-là on saura ce qu’il a fait après les interrogatoires. On nous sert après qu’ils ont tiré, mais les connaissant, ils ne possèdent rien de cela. Ils étaient amenés avec leur moto, mais l’engin qu’on a vu sur la scène de crime n’était pas le leur. C’est carrément une autre moto. C’est ici dans leur maison à Akato Démé Adandogoun qu’ils ont été appréhendés vers 23heures. Les agents ont fracassé leurs portes pour les extirper et les amener où on ne sait. Déjà dans la journée, ils étaient venus chercher Cimetière. A son absence, ils ont perquisitionné chez lui et ont emporté avec eux une somme de 200.000 F CFA mais aussi des boissons stockées chez lui et qui devraient servir aux funérailles de son défunt frère dont le corps est toujours à la morgue avant ce nouveau drame. Cimetière, lui, c’est un menuiser et le second est staffeur… »
Témoignage de la voisine de « Cimetière »
«Lorsqu’ils étaient venus dans la journée, ils ont amené un véhicule rouge. Ils étaient quatre tous armés. Deux étaient en civil et les deux autres en treillis. Ils sont allés dans la chambre de Koffi (Cimetière) en son absence. Il n’y avait que son enfant. Après une perquisition, ils ont amené deux portables qu’il chargeait, 200.000 et ils ont amené aussi les matériels de travail. A son retour, je lui ai demandé ce qu’il a fait pour que les policiers viennent le chercher. Il a dit qu’il n’a rien fait et qu’à son retour son fils l’a informé. C’est là qu’il disait qu’il va rester là et attendre les policiers s’ils vont revenir le chercher puisque lui ne se reproche rien. Lui et moi, on a beaucoup échangé ce vendredi-là et il était serein. Il dit ignorer ceux qui sont venus faire les dégâts chez lui. Dans la nuit, souvent il sort sa télé pour que les enfants puissent regarder. C’est une fois qu’il est reparti se coucher que les agents sont revenus pour le prendre. Après, ils sont allés prendre le staffeur aussi pour les amener, tous les deux. Après on apprend qu’ils ont été tués dans une brousse quelque part. C’est dans leur chambre qu’ils sont venus les arrêter».
Voici donc deux versions d’un proche et d’une voisine de Cimetière qui ont vécu les faits. Que ce soit la première version ou le second témoignage, les deux sont formels, c’est à leurs domiciles à Akato Demé que les deux victimes ont été appréhendées samedi nuit par des individus armés. Bien avant, les mêmes individus présentés comme des forces de l’ordre étaient passés faire une perquisition dans la chambre du nommé Cimetière et ont même emporté une somme de 200 000 francs cfa et ses deux téléphones qui étaient en charge. En tout cas, les vidéos de ces témoignages qui mettent en mal la version de la Police nationale font le tour des réseaux sociaux et de la toile.
Lutte contre les braquages ou exécutions extrajudiciaires ?
Cette affaire d’une extrême gravité relance le débat voire la polémique que les méthodes des forces de l’ordre et surtout le vrai profil des soi-disant braqueurs abattus ou neutralisés. Il y a quelques années sous le règne de feu Gnassingbé Eyadema, ceux qui avaient les responsabilités au niveau des services de sécurité se sont livrés à un véritable carnage sur l’ensemble du territoire. Ils ont profité de la lutte contre le braquage pour liquider d’innocents citoyens, parfois des gens avec qui ils avaient des différends de tous ordres. Certains jeunes militants de l’opposition ont été liquidés dans ces opérations. Curieusement, ce sont les responsables de ces méthodes expéditives qui sont montés en grades et se retrouvent à la tête du dispositif sécuritaire du pays. Comme quoi, chasser le naturel, il revient au galop.
Il urge, au moment où le Togo passe devant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, de faire la lumière sur ces deux individus abattus par la Police et présentés comme des braqueurs alors que les familles et proches soutiennent le contraire. Ceux qui opèrent à Lomé ces derniers temps à visage découvert emportant des millions auprès de simples citoyens font usage des armes de guerre, notamment des kalachinikov, et ce ne sont pas des gens qui se promènent avec des machettes ou un soi-disant fusil de fabrication artisanale.
De mémoire de Togolais, aucun braqueur qui opère avec des armes de guerre en pleine journée n’a encore été appréhendé ou neutralisé. Si on s’en tient aux témoignages des proches, on se demande alors d’où viennent le pistolet artisanal, les machettes et la moto sans plaque? La police a-t-elle fait usage d’un montage grotesque présenté comme un exploit? Les Togolais sont encore plus en danger si les responsables de sécurité incapables d’endiguer le phénomène de braquage, vont liquider par des méthodes ubuesques des innocents qu’ils présentent à quelques médias naïfs comme des braqueurs.
C’est le lieu d’interpeller les organisations des droits de l’homme, les chancelleries, même celle qui loue le pseudo -professionnalisme des soldats togolais à exiger une enquête indépendante afin que la lumière, toute la lumière soit faite sur l’exécution de ces deux individus.
Source : L’Alternative No.816 du 30 juillet 2019