La tension monte dans un pays qui, inspiré par son voisin, espère reprendre le pouvoir détenu depuis près d’un demi-siècle par le père puis le fils Gnassingbé.
«Tu es riche aujourd’hui, mais ça ne va plus durer longtemps, imbécile !» Une course-poursuite s’est engagée dans les rues de Lomé. Dix chauffeurs de zem (moto-taxi) prennent en chasse une Porsche décapotable, rutilante. Le conducteur, lunettes de soleil sur le nez, musique de coupé-décalé à fond, ne les avait pas vus venir. Il slalomait entre les nids de poule, sans même prêter attention aux essaims de motos-taxis qui envahissent les rues de la capitale togolaise. Au feu rouge, les insultes fusent. «Tu te crois où, là ? Pourquoi tu conduis comme ça ?» l’interpelle un zem. L’homme continue à regarder la route, indifférent. On tape sur la voiture de luxe. Le feu passe au vert, et l’homme «riche» démarre en trombe en faisant crisser ses pneus, larguant les motos-taxis. Les abandonnant à leur colère et à leur frustration.
Amalgame. La tension est montée d’un cran à Lomé ces dernières semaines et les langues se délient. Chaque jour, la division sociale, politique, mais aussi ethnique se creuse un peu plus. Dans la capitale, à l’extrême sud du pays, on fait un amalgame dangereux entre «ceux du Nord» et ceux «qui ont le pouvoir et tout l’argent». «Nous avons tous vu ce qu’il s’est passé au Burkina Faso il y a un mois. Nous voulons la même chose ici», confie Daniel. Il est mécanicien la semaine et moto-taxi le week-end pour arrondir les fins de mois. «On en a marre ! On veut du changement.»
Depuis quelques semaines, dans les marchés, à la radio ou dans les couloirs de l’Assemblée, on ne parle plus que de ça : la réforme constitutionnelle. Actuellement en discussion au Parlement, la proposition de loi présentée par l’opposition prévoit, entre autres, une limitation du nombre de mandats présidentiels et une élection à deux tours. En bref : restaurer un vote démocratique et donner enfin une chance aux partis d’opposition d’exister sur la scène politique. Ces revendications ne datent pas d’hier : l’opposition ainsi que les organisations de la société civile appellent le peuple dans la rue quasiment toutes les semaines depuis cinq ans. Mais les manifestations avaient perdu de leur sens à force d’être répétées, et le débat avait été mis en sourdine.
Après le premier refus du Parlement, en juin, de modifier la Constitution pour la rendre plus démocratique, l’élection présidentielle prévue début mars 2015 n’annonçait pas beaucoup de surprise : Faure Gnassingbé serait candidat à sa propre succession, et sa victoire assurée. «Bébé Gnass» a succédé à son père en 2005, qui lui-même avait gouverné le Togo pendant trente-huit années. «Faure a fait des efforts pour le pays. Mais psychologiquement, quarante-huit ans [de pouvoir entre le père et le fils, ndlr], pour les gens, c’est trop long», analyse un journaliste local. La fuite en catastrophe du voisin Blaise Compaoré a donné des idées à la rue togolaise, le vent de la contestation souffle en Afrique de l’Ouest. «Nos frères burkinabés nous ont redonné espoir ! explique Elisabeth, une mère de famille de trois enfants, habillée d’un jean. J’ai 46 ans, et je n’ai connu qu’une seule famille à la tête de ce pays. On ne peut plus prendre le peuple pour un imbécile. On sait maintenant qu’on a une voix.»
Copier-coller. Leur voix, ils la font entendre dans les rues, à défaut de pouvoir la faire entendre dans les urnes. L’opposition et les mouvements des droits de l’homme profitent de cette nouvelle vague du «printemps africain» pour renforcer les manifestations. Fin novembre, ils étaient des milliers à scander le slogan, désormais mondialement célèbre : «Faure Dégage !» On utilise les mêmes ingrédients qu’au Burkina Faso, en espérant que la sauce révolutionnaire prenne : les mêmes discours sur les forces de sécurité qui «sont nos frères et nos cousins et qui souffrent autant que nous tous», les mêmes appels à la résistance face à l’armée («N’ayez pas peur des gaz ! Si nous devons mourir, nous mourrons pour un combat digne»), avec en plus les chansons reprises par le peuple pendant les marches, écrites par le chanteur de reggae Jah Cissé. Certains chefs de parti de l’opposition sont allés jusqu’à copier-coller le mouvement de contestation populaire qui a entraîné et organisé les foules à Ouagadougou, en créant le «Balai citoyen togolais». Il faut aller vite, la présidentielle approche. «Nous voulons monter en puissance et on arrive bientôt au bouquet final, confie le principal leader de l’opposition, Jean-Pierre Fabre. Je n’envoie personne se faire tuer, mais je mets en garde le pouvoir : le jour où les jeunes n’auront plus peur des gaz, ce sera fini.» Le «bouquet final», selon lui, c’est évidemment le départ de Faure Gnassingbé. Un rêve inespéré il y a encore quelques semaines.
«Obtus». Toutefois, les choses ne devraient pas être aussi simples que dans le pays voisin. «Le Burkina, c’est le Burkina. Le Togo, c’est le Togo !» assène le ministre togolais de l’Intérieur, Gilbert Baouara (1). Bien sûr, ce dernier a suivi les événements récents de la région : «Si je vous disais que je ne suis pas sensible à ce qu’il s’est passé, je serais obtus. Oui, on est attentif.» Mais il reçoit, confiant et souriant, dans un grand jardin de sa maison de Lomé. Même si Faure Gnassingbé ne s’est toujours pas déclaré candidat, à trois mois de l’élection, sa victoire ne fait pour lui aucun doute. «Ce sont les règles du jeu démocratique. L’opposition voudrait changer la Constitution, mais ils n’ont pas la majorité au Parlement ! C’est totalement antirépublicain !»
A la différence du Burkina Faso, où Blaise Compaoré voulait rester au pouvoir en modifiant la Constitution, au Togo, l’article prévoyant la limitation du nombre de mandats présidentiels a été aboli il y a bien longtemps. Comme beaucoup d’autres d’ailleurs. En 2005, Faure Gnassingbé est arrivé au pouvoir «en marchant sur des cadavres», comme aime à le répéter l’opposition. Il a déjà modifié l’âge minimum pour accéder à la présidence – il n’avait que 39 ans en 2005, alors que la Constitution prévoyait un âge minimum de 45 ans. A la mort de son père alors en plein exercice, c’est le président de l’Assemblée nationale qui aurait dû reprendre sa succession. Mais il était absent et l’armée a bloqué les frontières, pendant que «Bébé Gnass» «tripatouillait» une fois encore la Constitution avec l’aide… d’un juriste français. Son accession à la tête de l’Etat s’est faite au prix de centaines de morts dans les rues de Lomé. Plus de mille, même, selon les organisations des droits de l’homme. Quant au chef de file de l’opposition, Jean-Pierre Fabre, il est mis en examen pour une sombre affaire d’incendie. Son procès n’a jamais eu lieu et il doit demander l’autorisation à l’Etat pour effectuer le moindre déplacement en dehors du territoire. Il y a quelques mois, son voyage à Paris pour rencontrer des conseillers du Quai d’Orsay a été annulé.
Mauvaise foi. Le parti au pouvoir, dont le ministre togolais de l’Intérieur qui accuse l’opposition d’être «antidémocratique», n’a pas le monopole de la mauvaise foi. La communauté internationale, sous l’égide de la France – soutien historique du pays, avec l’Allemagne – préfère parler de démocratie imparfaite plutôt que de dictature. Le Togo est un Etat stable dans une région volatile. Le petit pays commence à se développer économiquement, grâce à son port autonome, où la gestion du terminal est assurée par l’entreprise Bolloré, qui dispose de 250 000 m2 d’espace de stockage.
Laisser le pays à une opposition sans vrai programme, sauf celui du changement, et qui n’a jamais eu l’occasion d’exercer des postes à responsabilité, ce serait un pari trop risqué. Surtout depuis le départ, du «Lion», l’ancien homme fort de la région, Blaise Compaoré. Les récentes déclarations de François Hollande, à la veille du Sommet de la francophonie, fin novembre, appelant les chefs d’Etat africains à respecter «une Constitution, une loi fondamentale» ne mettaient pas en péril le règne de Faure Gnassingbé. Au contraire, la confusion conforte un peu plus le président togolais à la tête de son pays, en attendant le «bouquet final».
Sophie BOUILLON Envoyée spéciale à Lomé (Togo)
source : Libération