« A Feu nu » de THEO ANANISSOH,
Awoudy, Lomé, 2020.
Par Ayayi Togoata APEDO-AMAH
« A feu nu » est un ensemble de cinq essais sur le Togo et l’Afrique à partir du regard d’un écrivain littéraire. Théo Ananissoh est un intellectuel qui réfléchit sur les réalités de son pays à travers des analyses dont la profondeur interpelle le lecteur même s’il n’est pas toujours d’accord avec lui dans ses développements.
« Mauvais format mauvais destin… ou pas » est le premier essai de l’ouvrage que l’auteur débute par cette formule provocatrice : « C’est la faute de la géographie ! Si. Nous sommes victimes de la géographie. Du format de notre pays qui est très mauvais – un des plus mauvais qui soient. Un pays est créé par l’histoire, et par la géographie. » (p. 11). Il s’agit là, à première vue, d’une approche déterministe d’un pays qui signifierait que les Togolais sont ce qu’ils sont à cause du moule des frontières nationales.
Mais lorsque l’on pénètre davantage dans le texte, l’on se rend compte qu’il est question d’un prétexte pour parler de l’histoire d’un pays artificiel créé par les colonialistes européens, auquel ses peuples se sont plus ou moins bien adaptés en tenant compte de l’environnement local territorial et du voisinage régional. « Cette forme étroite, pas bien longue (six cents kilomètres) permet un très facile contrôle du pays. C’est très aisé de maîtriser le Togo, de le mettre en coupes réglées. » (p. 15). De par son étroitesse, il appert que l’espace culturel des peuples qui habitent le Togo déborde ses frontières au point que ses citoyens n’en sont pas toujours conscients. L’ancien royaume du Danhomé, l’empire ashanti, le Kamerun conquis par les Allemands au 19e siècle font partie de l’histoire du Togo à cause des guerres, des déportations, de l’esclavage et des cultures ethniques. Les Français, les Britanniques et les Allemands ont marqué ces peuples au fer rouge de la colonisation.
L’étroitesse et la petitesse, qui tantôt était une faiblesse, se changent en atout pour la rendre plus facile à gouverner. L’indépendance proclamée en 1960 fut une gageure pour faire du « petit territoire facilement maîtrisable » (p. 20) quelque chose de grand. « Et Sylvanus Olympio a vu et compris sa tâche, et il l’a commencée avec rigueur et imagination. Il fallait l’accomplir. On l’a assassiné. Le bien, l’idée du bien s’est évaporée ce funeste jour du 13 janvier 1963. » (p.20)
Théo Ananissoh estime que de par sa taille, le « Togo est faisable » (p. 21) comme d’autres petits pays par la taille comme le Rwanda de Paul Kagamé, Israël, Singapour ou la Suisse. L’essayiste est dévasté par l’échec scandaleux d’une gouvernance cinquantenaire d’un régime militaire qui n’a produit que la misère, la terreur et l’ignorance. Conclusion accablante : « Regardez Singapour. Pleurez avec moi. » (p.21)
« La logique Boko » est le second essai consacré à François Akila Boko, un ancien ministre de la dynastie militaire des Gnassingbé et qui a eu la hauteur de démissionner quand il a compris que la dictature préparait un massacre pour organiser des élections frauduleuses. Le 28 mars 2019, Boko avait décidé de son exil français, de rentrer au Togo pour poser sa candidature à l’élection présidentielle programmée pour le 22 février 2020, car « Le génie togolais doit (enfin) triompher » (p.25) pour « servir les intérêts de mon pays » et « rendre à ce beau pays ce qu’il m’a donné » (p.25)
Ceux que la grandeur de Boko réduirait à leur véritable état de minus, l’ont empêché de prendre le vol d’Air France à Roissy pour Lomé ce 28 mars 2019, manifestant de la sorte leur mesquinerie, leur médiocrité et leur peur.
Au cours de l’année universitaire 1985-1986, L’étudiant Théo Ananissoh a croisé la route de François Boko sur les bancs du Département de Lettres Modernes de l’Université du Bénin (actuelle Université de Lomé). Il y suivait un cours de mise à niveau avec un ou deux militaires en provenance de l’Ecole militaire située dans le Nord du pays. L’essayiste dit avoir remarqué Boko, étudiant discret, le jour où il a cloué le bec à l’un de ses enseignants, Yaovi Améla, qui enseignait avec fatuité. « Le silence a duré de longues minutes pendant lesquelles nous avons apprécié l’insolence du gars de Tchitchao, non par sympathie pour le militaire – à Dieu ne plaise ! – mais pour le plaisir de voir enfin quelqu’un clouer le bec à Améla. » (p.28)
Selon Ananissoh, « La logique qui prévaut dans tous les pays africains du franc CFA est celle qui a été instituée au Togo en janvier 1963. C’est une logique mortifère. Dévoratrice de vie. Autodestructrice. » (p.31). En effet, Boko, qui est originaire de Tchitchao, est de « ceux que le programme tribaliste du régime a sélectionnés là-bas dans la Kozah afin de construire une armée ethnique et épurée de tous les autres togolais » (p.31).
L’auteur estime que les qualités de François Boko ont joué contre lui pour lui donner un destin national, car la France et ses réseaux mafieux qui soutiennent la dictature togolaise des Gnassingbé « aident et promeuvent les moins bons afin que ceux-ci, qui craignent et détestent la concurrence libre, produisent les motifs de guerres intestines permanentes. » (p.34).
Théo Ananissoh se félicite du fait que François Boko ait refusé de se « soumettre à un système monarchique infantile et anarchique. »
Le troisième essai s’intitule « Statut et fonction de la littérature en Afrique ». Il a été prononcé à l’occasion de la Journée internationale de l’écrivain africain, le 7 novembre 2019 au Palais des Congrès de Lomé.
Etonnamment, Théo Ananissoh, invité à parler de son statut d’écrivain devant ses pairs et un public, met l’écrivain africain qui vit et publie en Europe à nu au lieu de l’encenser comme c’est souvent le cas. « Je publie des livres et ne m’exprime presque uniquement qu’en Europe jusqu’à présent ; mais c’est par nécessité, vous le savez bien. Etre contraint de s’adresser à d’autres qu’aux siens, pour un écrivain, est – je pèse mes mots – une situation fausse. En vérité, c’est une fraude permanente au regard de l’esprit. Contrairement aux apparences, cet état de choses abaisse plus qu’il n’élève l’écrivain africain. » (p.41)
La fausseté dont l’écrivain fait cas, est le fait que l’écrivain africain de la diaspora doit son statut d’écrivain à l’onction de l’étranger qui l’impose à l’Afrique et surtout à son propre pays comme un écrivain de valeur dans la mesure où le mythe de l’Occident, surtout l’Europe, est a priori plus valorisant par rapport à l’Afrique. Ananissoh estime que c’est une situation d’infériorité, car, estime-t-il, « les auteurs africains malgré eux, souvent, sont les gens les moins nationaux et les moins patriotes qui soient. Je pense sincèrement que vous devez accepter l’idée très pénible de ne pas compter sur eux. Ce sont des gens pris à la gorge. [Cette situation] empêche les pays d’origine des écrivains africains de développer de la confiance en soi pour porter leurs propres jugements, puisque autrui interfère en permanence dans la validation de leurs élites littéraires et intellectuelles. C’est efficacement inextricable parce que structurel. » (p.41) Ananissoh nous révèle ainsi la solitude de l’écrivain africain de la diaspora.
Théo Ananissoh insiste sur sa connaissance géographique et passagère de son pays dès l’adolescence de Dapaong à Lomé. Cette connaissance a une grande influence dans sa littérature. Et l’auteur de s’interroger : « Pourquoi je décris le Togo ? Pourquoi mes romans décrivent-ils ainsi le Togo ? » (p.45). Et il donne la réponse : « Parce que je veux créer le Togo. Parce que je veux fonder le Togo. » (p.45). Sa réponse continue ainsi : « Il faut donc créer au propre et au figuré le lieu où l’on vit – son pays. […] Je crée ma part du pays avec mes romans. » (p.46).
L’écrivain précise que le lieu où l’on habite doit être nommé par ceux qui l’habitent et par écrit. Car il insiste sur l’absence de traces écrites pour dire l’histoire lointaine de nos pays. A présent que l’Afrique maîtrise l’écriture, elle doit servir à « écrire l’Afrique » (p.50).
La fausseté qui caractérise l’écrivain africain vient du fait qu’il écrit dans une langue étrangère et coloniale, le français. Il estime que « la littérature, c’est la langue » (p.52) et que, donc, dans un siècle, les générations futures devront connaître la langue française pour le lire, lui l’Africain, lui le Togolais.
Théo Ananissoh se désole que la littérature africaine produite en Occident, économiquement, n’enrichit pas l’Afrique mais l’Occident. Il en conclut que « organiser un champ littéraire, c’est organiser la vie. » (p.54).
« Président ! Président ! » est le quatrième essai. Il s’agit de répondre à la question suivante : « Que vaut le titre de président du Togo, en fait ? » (p.60).
En Afrique néocoloniale et particulièrement au Togo, la classe politique se méprend sur la signification de la politique qui, dans son esprit, équivaut à la privatisation de l’Etat par une clique au détriment du peuple, de la gestion du bien commun qui est sa finalité. Or cette vision étriquée et prédatrice livre nos Etats à la domination des puissances impérialistes avides de nos matières premières. « Au Togo, nous sommes préoccupés de garder le pouvoir à notre ethnie. Ô la grande ambition ! La tâche historique est grandiose ! Nous tuons quiconque proteste contre cela. Nous les chassons de leurs domiciles. Nous martyrisons femmes et enfants. Tirons avec fusil à lunettes sur des gamins. Piétinons ce que les autres ont de sacré parce que c’est nous les meilleurs ! C’est nous les forts ! Entre nous, à côté du drone tueur Reaper (traduction : le faucheur) de Trump, ne sentez-vous pas un peu que ce qui se passe au Togo est d’un niveau cro-magnonesque ? Que c’est arriéré et fruste ? » (pp.62-63)
Au moment où les grandes puissances et les Etats dirigés par des dirigeants responsables et intelligents qui s’organisent en alliances, les Africains vivotent en solitaires et ne construisent rien. « La seule force, en vérité le seul pouvoir dont dispose un président comme celui du Togo est de martyriser ses ‘concitoyens’ – d’être leur geôlier. […] Vis-à-vis de l’extérieur, il est dépourvu de toute capacité réelle. Il ne peut protéger le pays dont il est dit président et ses habitants d’aucun danger ou outrage extérieur. Lui-même achète sa sécurité avec sa bonne docilité et le bradage des richesses du pays. Soyons sincères entre nous : un président aussi démuni, aussi dépourvu vis-à-vis du monde, c’est un président pour rire ; sans vouloir offenser qui que ce soit.» (p.67).
Pour l’auteur, en dehors de la coque vide du titre de président, seul le choix libre des Togolais donnera une légitimité à la fonction de président de la République.
Le dernier essai de A feu nu est « Comment écrire ça ? ». C’est une anecdote concernant le juriste béninois Robert Dossou et le dictateur du Bénin Mathieu Kérékou, un ancien tirailleur mercenaire comme Gnassingbé Eyadéma, au service de la France colonialiste.
Contrairement à son homologue togolais, Kérékou, aux dires de Robert Dossou, l’un des promoteurs de la Conférence nationale du Bénin, en 1990, a manifesté le besoin d’apprendre, de s’ouvrir à l’Histoire afin d’y laisser une marque honorable. « C’est à coup d’Histoire que j’ai convaincu Mathieu Kérékou. Il était tellement intéressé que moi je ne travaillais plus à mon ministère. Quand il arrivait à son bureau le matin, il m’appelait. On se mettait face à face. On discutait de l’Histoire. La Marche de Mao Tse Tung, la construction de l’Etat aux Etats-Unis, la construction de l’Etat en Angleterre, la construction de l’Etat en France, en Prusse. […] L’après-midi, quand il revenait, il m’appelait encore. On restait là jusqu’au soir. » (p.76). Il ressort de ce témoignage que les cadres qui appartenaient au cercle du pouvoir, n’ont pas fait leur devoir de vérité et de patriotisme au Togo pour convaincre Eyadéma de quitter le pouvoir. Parce qu’il est tout le temps demeuré inculte. Ce qui leur permettait de le manipuler dans le sens de leurs intérêts. D’où l’aveu de Robert Dossou : « Beaucoup d’intellectuels sont à la base de beaucoup de déviances sur le continent africain. » (p.77).
Théo Ananissoh insiste sur la responsabilité des intellectuels africains dans les drames horribles que vit l’Afrique. En comparant le Bénin et le Togo, il en conclut que le sort de ces deux pays est lié à la qualité des intellectuels et des politiques dans la prise en compte du bien commun et du bien-être des peuples. « Le Togo est un pays intellectuellement et moralement très indigent – en dépit de quelques figures rares qui sont comme des corps étrangers dans cette lagune inepte. » (p. 82). Et l’auteur de poursuivre : « Quel étudiant peut respecter son président d’université qui fait le bouffon en casquette et t-shirt à la gloire de l’usurpateur ? Dès lors comment ne pas voir le suicide dans lequel ces guignols nous entraînent ? Si l’étudiant méprise moralement son professeur […] Qui peut sortir indemne d’une pareille situation ? » (p.82).
C’est dire l’abjection des dirigeants politiques et de l’élite intellectuelle qui se prostitue pour rouler carrosse en fermant les yeux sur les bourrages et les vols d’urnes électorales par des militaires sur fond de massacre. Ce sont des pions et non des hommes responsables. Des partisans de la servitude volontaire incapables de se transcender au nom de la valeur suprême qu’est la liberté. Théo Ananissoh condamne aussi les drôles de juristes « pitres empanachés » (p.81) qui osent proclamer des victoires électorales frauduleuses et qui n’ont en retour que le mépris des Togolais. Mêmement il jette l’opprobre sur les professeurs d’université qui dansent à la gloire du dictateur pour avoir des postes.
Théo Ananissoh en conclut que « écrire un roman sur le Togo impose à l’écrivain un ‘matériau vil’, car « le sujet vous salit, vous tire vers le bas, vous oblige à décrire des personnages sans motivation d’esprit ; des êtres primaires. » (p.83). Il énonce qu’écrire sur son pays, le Togo, est une tâche ardue.
« Comment écrire sur ça ? » est un titre méprisant pour désigner la veulerie et l’opportunisme d’une élite qui détruit le pays. Ce dernier texte est un violent pamphlet à feu nu contre la médiocrité et l’abjection. Le sens du titre du livre A feu nu est une expression qui, métaphoriquement, signifie dire des propos crûment, sans langue de bois, en toute vérité comme le feu naturel qui brûle