Si les propositions de sortie de crise pouvaient mettre fin à la situation politique délétère que connaît le pays, les Togolais seraient déjà sortie de l’ornière, puisque les recommandations fusent de partout. Le journaliste, essayiste et analyste politique togolais, Radjoul Mouhamadou s’annonce également dans ces lots de propositions. Pour lui, il faut un « gouvernement de consolidation démocratique » pour décanter la situation marquée par une crise de confiance entre les acteurs politiques togolais. Lecture !
Plaidoyer pour un gouvernement de consolidation démocratique
Cette lettre ouverte est indifféremment adressée à toute la classe politique togolaise par-delà les tranchées, les camps, les coalitions et les antagonismes insurmontables. La crise qui secoue le pays depuis août 2017 a mis à rude épreuve le sens du commun et le sens commun au Togo. Conscient qu’invoquer le sens commun, c’est-à-dire convoquer le « Nous » collectif, par ces temps d’exacerbation des différences et des préférences, où les uns et les autres rêvent plus d’en découdre que de converger politiquement, peut friser l’indécence ordinaire ou la mièvrerie politique. Cependant, il faut se rendre à l’évidence que la politique n’est pas forcément un jeu à somme nulle où le gain des uns constitue nécessairement une perte pour les autres. Au-delà des lignes infranchissables qui parcourent le champ politique national, il doit bien exister un point d’intersection où les visions contradictoires se recoupent. Et pour trouver ce socle commun, il faut s’adresser autant à ceux qui détiennent le pouvoir d’État qu’à ceux qui le convoitent. L’essence de la politique, n’est-elle justement pas de construire des points de convergence et des compromis négociés pour faire monde commun ?
Quel est le problème ? Dans l’insouciance générale, on assiste à la sourde montée des périls au Togo. Le pays danse sur un volcan menaçant de déchainer des colères ruminées depuis des décennies et de faire sauter les verrous moraux qui nous ont jusqu’ici préservés de la violence généralisée. Le spectre de la guerre civile plane sur la « Terre de nos aïeux », plongée dans un état de ni paix ni guerre. Le drame de la crise actuelle, c’est que son issue risque de se jouer à quitte ou double. Nous en sortirons ensemble ou nous sombrerons ensemble ! L’urgence d’un sursaut collectif proscrit les solutions partielles et partiales au profit de solutions inclusives et globales inspirées des leçons de notre Histoire. Dans l’attente des recommandations de sortie de crise de la Cédéao, beaucoup de bonnes consciences nationales ont appelé à la mise en place d’un gouvernement de transition au Togo. La formule déjà éprouvée, et bien que séduisante, ne va pas sans poser quelques problèmes théoriques, pratiques et sémantiques.
Le premier obstacle est définitionnel… une transition politique suppose le passage progressif d’un régime de dictature – ou non-démocratique- à un régime démocratique. Seulement, le régime de Faure Gnassingbé n’est plus la dictature de son père, ni certes la démocratie aboutie que les Togolais appellent de leurs vœux. Le régime actuel est une démocrature, c’est-à-dire l’enfant illégitime d’une dictature et d’une démocratie. En l’espèce, l’idéal commande d’œuvrer à un approfondissement démocratique, plutôt qu’à un renversement de la table. Par ailleurs, une transition démocratique qui se donne des chances d’aboutir se met en place après le renversement de l’ordre et des élites politiques anciennes – politique de rupture révolutionnaire- ou se fonde sur un accord tacite ou une décision unilatérale – politique de réforme- de changement de type de régime politique de la part de ceux-ci. Les exemples tunisien, burkinabé, libyen voire les transitions latino-américaines en attestent pour l’un ou l’autre cas de figure. Au demeurant, la première transition de l’histoire du Togo, inscrite sur une trajectoire de réforme par-devers l’ordre ancien, avait buté sur les chars de l’armée et la résistance du général Eyadema à lâcher le pouvoir. Au regard de ce précédent, il est improbable que le régime actuel donne son consentement à un nouveau gouvernement de transition à l’issue incertaine.
Le second obstacle est d’ordre juridico-politique… sauf renoncement volontaire au pouvoir de la majorité actuelle, il apparait hasardeux de miser sur la force du droit communautaire pour inverser l’ordre politique interne actuel au profit de l’opposition coalisée. En clair, la Cédéao ne va pas finir le travail que les gigantesques manifestations populaires n’ont pas réussi. Elle ne va évidemment pas démettre le chef de l’Etat actuel ni imposer un véritable gouvernement de transition qui dépossède la majorité présidentielle actuelle de toute prérogative. Prenant en compte la souveraineté du pays, l’organisation sous-régionale va probablement suggérer une solution de partage du pouvoir – dans le cadre d’un gouvernement inclusif dirigé par une personnalité de l’opposition ou de la société civile- préalable aux réformes nécessaires à une organisation consensuelle des prochaines échéances électorales. Pour être clair, un gouvernement qui maintient Faure Gnassingbé au pouvoir et préserve ses prérogatives présidentielles ne peut objectivement ni accomplir les promesses ni se réclamer d’une transition démocratique stricto sensu. Malgré son indéniable perte de légitimité, la majorité présidentielle y tiendra une grande place et y œuvrera à limiter la cure de réformes à des doses homéopathiques.
Que faire ? Retrouver le sens du commun à travers un ’’gouvernement de consolidation démocratique’’ qui ne laisse personne au bord de chemin ! Une politique du commun au Togo doit courageusement convenir qu’une transition unipartite et exclusive n’est pas envisageable, pour les raisons sus-évoquées. Le statu quo étant impossible et la tabula rasa improbable, il faudrait impérativement mettre sur pied un gouvernement inclusif de consolidation démocratique qui mobilise toutes les énergies vers un horizon partagé. Ce type de gouvernement a l’avantage non négligeable de nous épargner les écueils d’une réédition tragique de la transition manquée de 1991 en s’inscrivant plutôt dans la continuité d’un processus évolutif de démocratisation de la société politique togolaise amorcé en 1990, ayant connu des réversions, des stagnations et des accélérations. De plus, la formule devrait fédérer tous les partis politiques parce qu’elle repose sur deux postulats consensuels. D’une part, elle reconnait les avancées démocratiques accumulées durant les deux dernières décennies ; et d’autre part, elle valide la nécessité d’un approfondissement démocratique du système politique togolais à laquelle souscrivent pouvoir et oppositions. Les ’’anti-transition’’ et les ’’pro-retour à…’’ devraient tous y trouver leur compte.
Outre la forte probabilité d’un consensus sur cette formule de gouvernement de sortie de crise, le plaidoyer pour un projet fédérateur de consolidation démocratique s’appuie également sur des points communs qui sont autant de ponts jetés pour transcender les frictions et les malentendus éventuels. Ces points communs à inscrire à l’agenda prioritaire du gouvernement de consolidation démocratique sont au nombre de deux : (1) réformer la Constitution et (2) ajuster le système électoral. À bien considérer les choses, dans la nomenclature des gouvernements de sortie de crise en Afrique, la formule ’’gouvernement de consolidation démocratique’’, représente non pas une pâle imitation de modèles précédents, mais une innovation politique tenant compte des complexités et spécificités togolaises. Il appartient à l’intelligence collective togolaise de saisir et de féconder cet outil plutôt que se laisser imposer les vieux habits du gouvernement d’union national ou de transition. Ces deux prêts-à-porter inajustés à nos mensurations ne feront que masquer les symptômes sans guérir le mal togolais.
Pour s’assurer de transmettre un pays viable à nos enfants, il est urgent de cultiver la politique du sens commun et de faire évoluer l’art de gérer nos différends au Togo. En définitive, ce plaidoyer est un appel à œuvrer collectivement en faveur d’une démocratisation réelle, profonde et durable de la scène, des règles et du jeu politiques togolais. C’est par le retour à des valeurs collectivement partagées que nous bâtirons une société togolaise consolidée démocratiquement, renforcée politiquement et prospère économiquement. Au-delà de tout ce qui nous divise, quelque-chose d’indestructible nous unit, nous précède et nous transcende : le Togo.
La bienséance m’oblige à présent, avant de conclure cette lettre ouverte, de consacrer ces dernières lignes à présenter mes titulatures, grades et palmarès. Chose par quoi j’aurais normalement dû commencer. Mais voilà, j’ai l’intime conviction que le sens commun sous la férule duquel j’ai placé mon propos m’exonère de cet exercice imposé de transparence entre expéditeur(s) et destinataire(s) d’une correspondance. Le sens commun n’est pas le sens caché de l’anonyme, mais le sens ordinaire de tous. Je ne vais donc pas me dissimuler sous le masque de l’anonymat, mais derrière le visage de monsieur tout le monde. Je n’ai été que le prête-nom de multitudes qui sont attachées à la sauvegarde de l’unité de l’ensemble national et à une alternance pacifique. Je n’ai été que l’interprète de la décence commune togolaise, des illettrés savants, et de la sagesse des gens ordinaires qui expriment ce qu’ils ont à dire sans s’en gargariser ou en attendre ni gloire ni récompenses.
Radjoul MOUHAMADOU