«Cette Afrique noire, je la déclarais «mal partie», dès 1962; d´aucuns me l´ont reproché… «L´Afrique noire est mal partie» fut donc interdit dans toute l´Afrique francophone. Son auteur, déclaré persona non grata par les responsables politiques. Cependant que Julius Nyerere et Kenneth Kaunda m´ont appelé, dès qu´ils ont lu la traduction anglaise, «False start in Africa». En Janvier 1982, Léopold Sédar Senghor reconnaît dans le Soleil, le grand journal de Dakar, vingt ans après, qu´il a eu tort de ne pas m´écouter alors…» René Dumont en 1986 dans «Pour l´Afrique, j´accuse»
René Dumont, c’est l´ingénieur agronome et sociologue de nationalité française (né en 1906 et mort en 2001) qui constata très tôt, avant tout le monde, et ce, tout juste au lendemain des indépendances africaines, que le continent noir était mal parti, et qu´à cette allure, l´Afrique noire connaîtrait beaucoup de problèmes à l´avenir sur plusieurs plans. Aveuglés par l´euphorie des indépendances, beaucoup de dirigeants africains d´alors ne pouvaient accepter un tel verdict aussi sévère. Parmi les opposants les plus virulents à la thèse de René Dumont en 1962, il y avait les étudiants de la FEANF (Fédération des étudiants d´Afrique noire en France). Beaucoup de ces jeunes Africains qui retournèrent dans leurs pays d´origine en Afrique après leurs études, et qui n´acceptèrent pas de collaborer avec les régimes de dictature, souvent militaires, qui sévissaient un peu partout sur le continent, furent obligés de repartir vivre en exil. Les moins chanceux moururent comme prisonniers politiques. Aujourd´hui, 61 ans après le constat osé à l´époque du défunt ingénieur agronome français, où en est notre continent? Les dirigeants de nos différents pays depuis les indépendances jusqu´à ce jour, avaient-ils réussi à faire mentir René Dumont?
Nous, en tant qu´Africains, sommes tous d´accord que notre continent est demeuré, toutes ces décennies, l´ombre de lui-même sur tous les plans presque. Et c´est tout à fait normal et surtout humain que nous tentions d´explorer les voies et moyens qui nous permettraient de résoudre les problèmes auxquels notre chère Afrique est confrontée. Et pour résoudre un problème, une difficulté, on cherche les raisons ou les causes qui pourraient être à la base de l´impasse. Aujourd´hui, avec la prolifération des réseaux sociaux tout le monde semble être devenu expert dans l´analyse des problèmes de l´Afrique, de leur origine et dans la recherche des solutions. Oui la recherche des solutions! C´est le lieu où les commentaires des fameux experts de l´Afrique vont dans tous les sens. Pour les uns c´est l´occident et surtout la France qui sont les seuls responsables des déboires de notre continent. D´autres iront même plus loin jusqu´à prétendre que les occidentaux seraient jaloux d´un éventuel développement de l´Afrique. Certes, la France a joué un rôle de prédateur et continue à le faire dans beaucoup de pays, anciennes colonies françaises; et ceci a été possible, à cause aussi des dirigeants africains autoritaires, pour ne pas dire dictateurs, qui cherchaient et chechent toujours à s´éterniser au pouvoir, et qui pour cela, sont prêts à laisser leur pays entre les mains du diable. Mais du point de vue général, la géopolitique mondiale est faite de concurrence entre états, et sur ce terrain il ne peut y avoir de pitié. N´oublions pas: les états n´ont pas d´amis, ils n´ont que des intérêts. Et il revient aux dirigeants politiques de chaque pays, qu´il soient africains ou pas, d´être assez patriotes pour défendre les intérêts de leurs peuples. Que peuvent les autres peuples, les autres dirigeants pour nous, si nous avons des responsables politiques, indignes de leur titre, prêts à brader les richesses du pays pour leurs propres intérêts?
Si nous continuons à pratiquer la politique de l´autruche en refusant de voir nos propres défaillances et en accusant en permanence les autres d´être responsables de notre sous-développement, de notre pauvreté, nous serions, sans le savoir, entrain de lâcher la proie pour l´ombre; en d´autres termes, le régime prédateur que nous combattons au Togo, par exemple, pourrait se croire épargné, parce que de toutes les façons, les autres seraient désormais la cible de beaucoupo d´Africains, donc de Togolais. Et comme la mode aujourd´hui est au „panafricanisme“, cet état de fait pourrait avoir pour conséquence le fait que Faure Gnassingbé se dise lui aussi panafricaniste pour gagner le coeur des Togolais naïfs pour qu´ils le laissent tranquille. Notre fameuse lutte pour la libération au Togo aura alors tourné court.
Quand nous écoutons des commentateurs sur une certaine chaîne de télévision au Togo, par exemple, qui, au lieu de faire des analyses objectives avec des propositions intelligentes, se livrer à des insultes de certains dirigeants européens au profit de la Russie, nous ne faisons que remuer la tête et nous demander si c´est le rôle d´un journaliste ou d´un intellectuel que de se faire siens les points de vue à la va-vite de l´homme de la rue africaine. Le devoir du journaliste ou de l´intellectuel n´est-il pas de se mettre au-dessus de la mêlée en gardant la tête froide pour faire ses analyses? Quand des ressortissants de pays pauvres et affaiblis par des dictatures et qui cherchent à se libérer, comme c´est la cas de beaucoup d´Africains aujourd´hui, et surtout de Togolais, se mettent à soutenir l´agression d´un dictateur, seul maître à bord en Russie, contre un petit pays comme l´Ukraine, ne sommes-nous pas en droit de nous demander si l´Africain sait vraiment ce qu´il veut? Ce qui est encore plus triste, c´est que beaucoup d´Africains croient que renvoyer la France chez elle et acceuillir la Russie à bras ouverts, suffit pour dire que nos sommes panafricanistes. Le Mali et le Burkina sont deux pays qui sont entrain de mener leur révolution et qui n´ont pas ce problème de dictateur au pouvoir depuis un demi-siècle qu´il faudrait lutter pour dégager. Le Togo a un autre problème dont l´issue, incertaine, pourrait mener à tout. Donc nous ne pouvons pas comparer ces deux pays, qui ont choisi leur voie, avec le Togo, un pays profondément englué dans une dictature terrible, et faire de l´amalgame sur le panafricanisme. On ne peut parler du panafricanisme que dans la liberté retrouvée. Tous les pays, ou du moins, beaucoup de pays d´Afrique doivent d´abord pouvoir parler d´une voix sur le plan politique, avant de penser à se retrouver pour parler d´union ou de panafricanisme.
Pour nous résumer, notre continent l´Afrique se trouve aujourd´hui à la croisée des chemins, et en même temps en lutte pour sa libération des griffes des prédateurs intérieurs que sont ses dirigeants, dont la plupart sont devenus des bourreaux pour leurs peuples. La mauvaise gouvernance faite de corruption, de détournements massifs de fonds publics, de népotisme, de clientélisme, de trucages permanents d´élections, de violations massives des droits de l´homme; voilà les vraies causes du retard de la plupart des pays africains. Accuser uniquement, comme certains le font, l´Occident ou la France, qui certes, ne sont pas forcément innocents, ne risque-t-il pas de nous faire perdre de vue nos vrais problèmes, et nous faire tourner en rond pendant un siècle encore?
Samari Tchadjobo
Allemagne