Franc CFA, crise bancaire, urgence climatique, Zlecaf… L’économiste et ex-ministre togolais, actuel commissaire de l’Uemoa, livre son analyse sur les grands dossiers économiques du moment. Et annonce au passage sa candidature à la succession de la Camerounaise Vera Songwe à la tête de la Commission économique pour l’Afrique.
À 54 ans, le Togolais Kako Nubukpo est l’un des économistes africains les plus connus du grand public. Il le doit avant tout à ses prises de position, qui depuis une dizaine d’années, ont relancé le débat sur la réforme du franc CFA. Après avoir été ministre de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques au début des années 2010, puis responsable de l’économie numérique au sein de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), il est actuellement Commissaire de l’Uemoa chargé de l’agriculture, de l’eau et de l’environnement.
Mais cet infatigable défenseur de la souveraineté du continent voit plus grand, et ambitionne désormais de succéder à la Camerounaise Vera Songwe à la tête de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies. Une candidature que le président Faure Essozimna Gnassingbé a décidé de soutenir officiellement auprès des Nations unies. Grand invité de l’économie RFI-Jeune Afrique de ce mois de mars, il revient sur les grands dossiers des dernières semaines, dans des analyses toujours teintées d’une vision politique.
Jeune Afrique : Après la faillite de la Silicon Valley Bank (SVB), la 16e banque américaine, faut-il craindre une crise financière mondiale ?
Kako Nubukpo : Cette crise financière qui commence pourrait nous ramener en 2008. C’est inquiétant parce que nous n’avons jamais été aussi faibles puisque nous avons dépensé toutes les ressources pour faire face à la pandémie de Covid. Donc, il y a certainement de l’incertitude, y compris pour l’Afrique.
La hausse des taux d’intérêt pour juguler l’inflation, est-elle aussi une menace pour les économies africaines ?
Clairement, car c’est un renchérissement du coût du financement. Dès qu’il y a une montée des taux, mécaniquement, il y a une réduction des demandes de crédit et, comme nous vivons une période où l’économie est convalescente, ce n’est pas simple. Avec ce qu’il se passe, les banques centrales pourraient être amenées à revoir leur politique de hausse des taux.
Est-ce que le franc CFA est un rempart contre l’inflation ?
Oui, car quand on a des francs CFA dans son porte-monnaie, on a en fait de l’euro, du fait de la parité fixe entre les deux monnaies. Mais je crois qu’il faut regarder la trajectoire des pays dans la durée, et je n’ai pas l’impression que les Ghanéens ou les Bissau-Guinéens, qui n’utilisent pas le franc CFA pour leurs échanges, vivent moins bien que les Togolais.
Pourquoi la réforme du franc CFA n’avance-t-elle pas en Afrique de l’Ouest ?
Parce qu’il y a deux approches. Celle portée par le CFA − l’Uemoa −, qui dit que la monnaie est neutre, qu’elle n’a pas d’impact sur l’activité et prône une gestion monétariste. Le seul objectif de cette politique est la lutte contre l’inflation. Et puis, il y a la tradition des pays anglophones comme le Ghana et le Nigeria, qui se laissent la possibilité d’utiliser la planche à billets pour activer l’économie. Il n’y a donc pas de convergence autour de ce que pourrait être une monnaie pour la Cedeao. Et on ne pose pas la question de fond : que veut-on faire en termes de solidarité entre les États de la zone ?
LE FAIT DE CRÉER L’ECO DÈS AUJOURD’HUI VA ENGENDRER UNE CONVERGENCE DES ESPRITS
Est-ce que c’est de l’Afrique centrale que peut venir la première réforme du franc CFA ?
Paradoxalement, oui. Même si la Cemac a toujours été considérée comme le mauvais élève de la zone franc, l’homogénéité de son dispositif de gestion monétaire peut lui permettre d’aller plus vite. Par ailleurs, comme les États d’Afrique centrale sont exportateurs nets de pétrole, c’est plus facile d’envisager une politique monétaire qui fasse sens pour tous.
En tant que partisan d’une réforme du franc CFA, comment voyez-vous ceux qui utilisent cette problématique pour développer des thèses plus radicales contre la France ?
Pour moi, ce n’est pas une bonne chose. Dès le départ, ma lecture du franc CFA a été axée autour de la notion de servitude volontaire. J’ai toujours pensé que c’est à nous, Africains, de construire une monnaie qui soit au service de la transformation de nos économies. Les pays ouest-africains auront à travailler avec tous les partenaires : la France, les États-Unis, la Chine, la Russie…
Et il ne faut pas insulter l’avenir…
Il faut surtout, à mon avis, déclarer dès maintenant la création de l’Eco comme monnaie commune – pas forcément unique – parce que le fait de créer l’Eco dès aujourd’hui va engendrer une convergence des esprits. Et reporter chaque fois sa mise en place fait perdre de la crédibilité aux annonces.
LE MONDE VA VERS UNE FORME DE CONVERGENCE DES VALEURS.
En matière de gouvernance, les rapports des Cours des comptes de pays comme le Togo ou le Sénégal sur l’utilisation des fonds Covid, n’illustrent-ils pas une amélioration de la situation ?
Oui et non. Qu’il y ait des rapports publiés par ces Cours des comptes, cela prouve que l’exécutif de ces États accepte de faire jouer leur rôle à ces contre-pouvoirs. Mais on a constaté une tentation de reprise en main de ces rapports en disant qu’au fond, ils n’étaient pas aussi sérieux qu’ils auraient dû l’être. On voit donc toujours, dans nos pays, cette espèce de pas en avant et de marche en arrière qui définit les démocraties en construction.
Est-ce que, selon vous, cet argent n’est pas allé où il aurait dû ?
Les rapports disent en tout cas qu’il y a de l’argent qui a été utilisé sans contrepartie visible… C’est aux États de faire la lumière sur l’utilisation des ressources.
LA ZLECAF REPOSE PLUS SUR UNE VISION QUE SUR DES CONSIDÉRATIONS ÉCONOMIQUES
La décision de la Banque mondiale de geler les nouveaux financements à la Tunisie – après les propos du président Kaïs Saïed qualifiant les Subsahariens de « hordes » venues « envahir » son pays – vous-a-t-elle surpris ?
Je ne suis pas surpris parce qu’au fond le monde va vers une forme de convergence des valeurs. Et le fait que la Tunisie se soit démarquée ne pouvait qu’engendrer des réactions qui, me semble-t-il, sont à la hauteur de l’émoi que ces propos ont provoqué.
Dans une certaine mesure, est-ce que la mobilité des individus n’est pas nécessaire lorsque l’on veut développer le commerce et les économies africaines ?
Oui, c’est un facteur indispensable. La mobilité des facteurs capital et travail est la variable d’ajustement première lorsque l’on essaie de construire, comme nous le faisons, une Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). C’est pour cela que j’ai toujours dit que ce projet repose plus sur une vision que sur des considérations économiques. Il faut que nous soyons capables de dire ce que l’on veut faire ensemble.
Cette Zlecaf est-elle sur de bons rails ?
Non, je ne crois pas. Il faut qu’on définisse d’abord le degré de solidarité budgétaire que l’on est prêt à consentir entre les pays. Vous ne pouvez pas mettre sur un pied d’égalité le Maroc et la Gambie. La Zlecaf ne devrait pas être l’arbre qui va cacher la forêt de toutes les divergences encore présentes entre les économies et entre les dirigeants africains.
Faut-il, pour créer cette Zlecaf, mettre en place le néoprotectionnisme que vous défendez dans vos travaux ?
Oui. Le cœur de cette question ne concerne pas l’Afrique vis-à-vis du reste du monde, mais répond au fait que l’on va mettre face à face des systèmes productifs dont les performances sont très différentes. Il faut donc la mise en place de fonds nécessaires pour accompagner ceux qui n’ont pas encore atteint les niveaux requis pour être dans la compétition.
Un exemple ? Le PIB annuel de la Gambie correspond à 23 heures de travail au Nigeria. Avec de telles disproportions, vous ne pouvez pas faire de marché unique. Vous êtes obligés de mettre en place des écluses pour que, progressivement, on puisse mettre en concurrence ces différents niveaux de productivité.
Vous êtes critiques envers les chefs d’État qui misent sur les énergies fossiles. Ne pensez-vous pas que l’on ne peut pas demander à l’Afrique les mêmes efforts qu’aux pays industrialisés ?
Si, mais je rappelle qu’on est au XXIe siècle, pas au XIXe. La transformation structurelle de nos systèmes va passer par la préservation des écosystèmes et, donc, par des négociations avec le reste du monde. L’Afrique rend beaucoup de services écosystémiques au reste du monde, avec la forêt du bassin du Congo, par exemple, qui est le deuxième poumon de la planète.
On peut négocier pour créer des fonds de convergence sociale et écologique en contrepartie de ce que l’Afrique renonce à faire. Nous émettons 4 % des gaz à effet de serre et nous représentons 17 % de la population mondiale. Cet écart peut être négocié.
N’est-il pas plus réaliste de compter sur ses propres ressources que sur des transferts internationaux, toujours insuffisants ?
Certes, mais mon idée est de jouer, chaque fois que c’est possible, de nos complémentarités. Depuis les années 1960, vous pouvez le constatez, l’Afrique n’a pas tiré grand profit de ces ressources. Il y a une sorte de symétrie entre la carte des ressources minières et la carte de la pauvreté. La RDC, qu’on a pu qualifier à juste titre de scandale géologique, importe la quasi-totalité de son alimentation. Il faut passer à une autre étape et être plus agressifs dans la diplomatie internationale.
IL NE FAUDRAIT PAS QUE LA CEA DEVIENNE LA « BELLE ENDORMIE »
À l’issue du One Forest Summit, organisé début mars à Libreville, les chefs d’État ont annoncé la constitution d’un fonds de 100 millions d’euros pour accélérer la protection des espaces naturels. N’est-ce pas un peu timide ?
Ce qui importe, c’est la mobilisation. Cent millions d’euros, ce n’est peut-être pas beaucoup, mais cela peut servir d’effet de levier et engendrer une mobilisation de la part des parties prenantes.
En août 2022, Vera Songwe a démissionné du poste de secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies. À ce jour, elle n’a pas été remplacée. Cela vous surprend-t-il ?
J’imagine que le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a de bonnes raisons de donner du temps au temps. Mais il ne faudrait pas que la Commission économique pour l’Afrique (CEA) devienne la « belle endormie ». J’espère donc que tout ça va aller vite.
La Commission a été à l’origine du plan d’action de Lagos, qui a été au cœur de la dynamique de la Cedeao et d’autres communautés économiques régionales africaines. Elle a toujours porté aussi l’idée d’une transformation productive endogène africaine, qui a été bloquée au moment des ajustements structurels. Et là, on a l’impression qu’on revient à un moment où l’Afrique peut, à nouveau, dessiner son chemin par elle-même.
Ce poste pourrait-il vous intéresser un jour ?
Pas un jour, dès maintenant. Tout ce qui peut permettre de mettre en œuvre ma vision du continent m’intéresse. Le Togo m’a fait l’honneur de porter ma candidature au poste de secrétaire exécutif de la CEA mais, vous savez, nous sommes nombreux à être capables de diriger cette institution. Je l’ai dit déjà au mois d’octobre dans une interview à Jeune Afrique, je souhaite être encore plus au service de mon continent que je ne le suis à l’heure actuelle.
Et la politique ?
Ce que je fais, c’est déjà de la politique, mais pas au sens politicien. Le devoir de l’élite africaine est d’imaginer des lendemains de prospérité partagée.
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