Il y a bien longtemps qu’ils ont commencé à ériger leurs murs.
L’ESCLAVAGE : hommes et femmes arrachés à leur communauté, jeunes gens envoyés de l’autre côté de l’océan dans des groupes où on communiquait difficilement parce qu’on ne parlait pas la même langue. Quel avenir restait-il alors à nos familles détruites, désagrégées par l’esclavage ?
POURTANT face aux murs de Donald TRUMP, des esclaves marron des Antilles à Toussaint LOUVERTURE, de CARMICHAEL et Angela DAVIS, des Black Panthers à Martin Luther KING, à travers Barack OBAMA et Kamala HARRIS, notre avenir a fait une brèche dans le mur qu’ils ont voulu élever entre nous et le futur.
LA COLONISATION : des richesses culturelles annihilées par une société où seule la « civilisation » du colon avait la première et toute la place ; des hommes réduits au rang d’ »indigènes » sans voix au chapitre. Quel avenir restait-il à nos collectivités traditionnelles désarticulées par la colonisation ?
POURTANT face aux murs érigés entre de faux pays enfermés dans des frontières héritées de la colonisation, aux murs dressés entre les citoyens par de vraies dictatures inspirées par les intérêts d’outre-mer, de tous les morts au cours de la lutte anticoloniale aux tirailleurs sacrifiés dans des guerres qui n’étaient pas les nôtres, de Samory TOURE et GBEHANZIN à Ruben UM NYOBE, de Patrice LUMUMBA à Thomas SANKARA, notre avenir a fait une brèche dans le mur qu’ils ont voulu élever entre nous et le futur.
L’ECOLE : pas d’histoire, pas de pensée c’est ce que dit cette école qui transmet des valeurs et des contenus produits hors de notre continent, pas de langue digne de porter l’enseignement de l’école mais des dialectes véhicules de folklore. Quel avenir restait-il à nos sagesses ancestrales étouffées par la culture occidentale ?
POURTANT face aux murs de la pensée unique de droite ou de gauche, aux murs issus de l’unanimisme prôné par la mondialisation, de Cheikh Anta DIOP et Cheikh Hamidou KANE à Frantz FANON, d’Achille MBEMBE à Alain MABANCKOU, à travers Aminata TRAORE et KA MANA, à travers la conception d’une pensée de la renaissance africaine, notre avenir a fait une brèche dans le mur qu’ils ont voulu élever entre nous et le futur.
Cela fait plusieurs siècles, que de multiples manières, ils ont voulu barrer la route à notre futur en érigeant toutes sortes de murs visibles ou invisibles, explicites ou implicites, parfois avec nous-mêmes comme ouvriers et artisans de notre propre perte.
POURTANT, ils n’ont pas réussi et à travers leurs murs, s’engouffre la lumière des brèches qu’on fait nos porteurs d’avenir.
Et qui pourrait croire ceci : alors que tous ces grands projets initiés par ceux qui ne veulent pas que l’Afrique se réveille, ne sont pas venus à bout de notre espérance et surtout de notre foi en notre capacité de nous donner et de nous construire un avenir, Nous les Togolais, ne serions pas capables de faire des brèches dans les murs érigés par une seule famille dont le genou est sur notre gorge depuis plus de cinquante ans ?
Qu’est-ce qu’un demi-siècle d’édification de murs face à plusieurs siècles de la même tentative ?
Oui en plus de cinquante ans, ils n’ont pas cessé de nous barrer la route par leurs murs.
– Le mur de la division : dès le point de départ, c’est celui dont ils ont voulu se servir avec comme outils privilégiés le régionalisme et le tribalisme, ce mur devait nous boucher la vue sur un destin commun pour ceux que la colonisation avait réunis dans ce petit pays appelé le Togo.
– Le mur du silence : une chape de plomb a été confectionnée autour de ce pays grâce à la désinformation. Désinformation interne d’abord : unis dans le même creuset national, nous regardions tous dans la même direction, tout en dansant pour notre Guide Eclairé. Silence aussi à l’extérieur du pays : combien de pages n’ont pas été achetées pour présenter une image lisse et brillante du Togo ? Mais on le sait l’unanimité est difficile, alors la liberté d’expression a été bien bridée.
– Le mur de la répression : évidemment empêcher les gens de parler, c’est les punir pour l’avoir fait, ou même avoir désiré le faire, telle est la finalité de ce camp d’Agombio, digne des camps nazis ; toujours à cause du mur de la répression tant de morts aujourd’hui anonymes reposent dans la lagune de Bè ou dans les charniers comme celui d’Adetikopé. Ce mur devait pour longtemps instiller la peur qui inhibe toute velléité d’action dans le cœur des Togolais…
– Le mur de la tricherie : en même temps on peignait le régime des belles couleurs de la démocratie. Avec l’assentiment de la communauté internationale, élections truquées et résultats arrangés venaient compléter le mur du silence, puisque le déguisement semblait convaincant.
– Le mur de la pauvreté : combien de programmes continuent à nous promettre le développement, l’émergence, le bonheur ? Finalement ce mur maintient les citoyens dans une lutte sans fin pour la survie, une course effrénée après le bonheur comme l’âne après la carotte. Ce combat les rend sourds à toute autre sollicitation.
– Etc.
Pourtant, à bien y regarder, ces murs comportent des brèches.
En effet, l’engagement des années 1980 et 90 a contribué à jeter des ponts entre des citoyens tous assoiffés de justice et de liberté quelle que soit leur origine ethnique. Le combat pour les Droits de l’Homme a permis cette conférence nationale qui a réussi à desserrer l’étau, pour laisser entrer un peu d’air et de lumière malgré les murs de la division, du silence et de la répression. La relative démocratisation a ainsi favorisé l’ouverture des radios privées à la suite de Radio Liberté et la floraison des organes de presse privés, enfin les oreilles des citoyens entendaient autre chose que la version officielle de tous les événements ! Aujourd’hui les technologies trouent elles aussi le mur du silence grâce à la circulation de l’information qu’aucune écoute ne peut empêcher, quels que soient les millions qu’on y met. C’est ce qui a permis à tous d’entendre la dénonciation des scandales de la corruption et des détournements monstrueux de ces dernières années.
Oui c’est vrai ils sont nombreux tous ceux qui ont permis ces trouées : des manifestants molestés, aux citoyens qui ont croupi des années en prison, des personnes torturées à celles qui ont disparu dans l’obscurité d’un soir, des combattants pour les Droits de l’Homme qui se sont engagés individuellement ou ensemble, aux membres de la société civile qui ont fait tant de sacrifices, des hommes et femmes de presse, aux journalistes d’investigation, tous semblent aujourd’hui des anonymes, tous ces porteurs d’avenir.
Pourtant, une autre brèche s’ouvrira : elle sera insérée dans le mur de l’histoire officielle qui gomme les noms des combattants pour la justice et la vérité. Alors, d’autres noms suivront ceux d’Anselme SINANDARE, Douti SINALENGUE, Rachad Maman AGRIGNAN, Bastou OURO-KEFA, Joseph ZOUMEKEY (Jojo) et Issoufou Idrissou MOUFIDOU, enfants martyrs tombés pour la démocratie.
En effet, vous vous rappelez ce que dit la tradition à propos de la muraille de Notsé, érigée par le roi tortionnaire pour enfermer ses sujets : les femmes en ont arrosé un point de la base pendant des jours, des semaines, et un jour le matériau a été assez mou pour qu’une brèche soit ouverte dans la muraille : tous s’y sont engouffrés! Nous sommes en train d’arroser leur mur.
Non, nous n’entrerons pas dans l’histoire à reculons ! Nous ferons face à l’avenir que nous aurons construit.
Par Maryse QUASHIE et Roger E. FOLIKOUE
Lomé, le 16 octobre 2020