Par Maryse QUASHIE et Roger E. FOLIKOUE
Reconnaissons-le, à l’heure actuelle le débat public est pratiquement inexistant au Togo : nous n’assistons à aucun véritable échange entre le pouvoir et « l’opposition », mais il n’y a pas non plus de débat public entre les partis d’opposition (leurs membres ont certainement des contacts mais ici nous parlons de débat public). De la même façon, société civile et partis politiques ne discutent guère devant les citoyens. Et entre citoyens avons-nous souvent organisé des échanges publics ? Quelle est donc la source de cette situation ?
Certains prétendent que c’est parce qu’on mêle la politique à tout sujet de débat où elle ne doit pas obligatoirement figurer, or la politique est source de mésententes et de disputes. Le premier à exprimer ce point de vue c’est le Gouvernement qui accuse par exemple la société civile de ne pas être apolitique comme cela se devrait et comme elle le prétend. La société civile n’aurait-elle pas le droit de donner son opinion sur les choix politiques, la gouvernance sous prétexte de politisation indue ?
Est-ce vrai que la vie publique dans notre pays est caractérisée par une politisation excessive ? Mais avant de répondre à cette question, que peut-on à juste titre qualifier de politisation excessive ? Pour faire court nous dirons que ce sont tous les discours et décisions qui traitent tous les sujets, tous les thèmes sous l’angle politique. De cette manière à tout problème, de quelque nature qu’il soit, on donne d’abord et avant tout une réponse d’ordre politique. Définie comme cela, il semble bien que la politisation se trouve d’abord du côté du pouvoir.
En effet, examinons notre quotidien, en particulier ce qui se passe dans le cadre de la gestion de la pandémie en cours : tout est fait pour dire que le pouvoir en place prend les bonnes décisions, applique la bonne politique.
Ainsi en est-il aussi des choix concernant l’école : comment peut-on justifier le fait que non seulement on n’ait pratiquement rien proposé aux plus démunis lorsque les écoles étaient fermées mais qu’en plus on ait refusé aux écoles privées la possibilité d’organiser des enseignements de mise à niveau ? De fait, aux difficultés pédagogiques liées à la fermeture des écoles pendant plusieurs mois, on n’apporte pas de réponses pédagogiques mais des injonctions fondées sur des calculs politiques. En effet, l’enseignement public n’étant pas à même d’offrir des services du niveau de ceux de l’enseignement privé, il fallait empêcher ce dernier de se montrer capable de résoudre les questions pédagogiques.
Du coup le problème social de l’aide aux plus démunis était évacué au profit de l’image politique du pouvoir en place.
On pourrait allonger la liste des exemples. Ainsi, lorsque les journalistes font des investigations sur des problèmes du pays, comme ce fut le cas des fonds évaporés dans la gestion de l’essence ce sont ces journalistes qui sont condamnés à payer des dommages et intérêts parce qu’ils auraient dit du mal de personnages influents dans les cercles du pouvoir. Et la réalité des détournements de fond, qu’en fait-on ?
Enfin, un exemple encore plus frappant : qu’est-ce que ce fameux devoir de réserve qui empêcherait un enseignant de s’adresser à ses confrères, de parler à d’autres enseignants par la voie des réseaux sociaux ? Le devoir de réserve dans la législation française (dont la nôtre s’inspire fortement) est une exception à la liberté d’expression des fonctionnaires. Cependant, non seulement le devoir de réserve n’est pas inscrit dans la Loi (même s’il est consacré par la jurisprudence), mais il est limité si les responsabilités hiérarchiques de la personne sont faibles ou s’il s’exprime sous un mandat syndical. Mais qu’en est-il du droit de réserve de ces fonctionnaires ayant une responsabilité administrative qui affichent leur appartenance politique avec des signes ostentatoires lors des campagnes électorales ? Le droit de réserve serait-il devenu un droit discriminatoire ? Sans commentaire !
En réalité la politisation mise en œuvre par les pouvoirs publics semble correspondre à une tentative de limiter la libre expression des citoyens et le résultat de tout cela est une pollution du débat public.
Celui-ci est d’abord déformé par la peur des citoyens conscients de la terreur que l’on fait régner dès que tel ou tel essaie de donner son opinion, livrer des informations, qui ne vont pas dans le sens de ce que le pouvoir veut faire croire. Le plus bel exemple de cette peur c’est celle qui pousse le fonctionnaire à évoquer le devoir de réserve pour expliquer et justifier son silence dans ce qui découle pourtant de sa responsabilité. Il se donne des excuses pour ne pas entrer dans une attitude de redevabilité, reportant sur plus haut placé les comptes à rendre aux citoyens.
Le second élément qui vient polluer le débat public, c’est le soupçon. Comment se parler en toute sincérité sans craindre que l’autre n’ait pas fait le choix de la sincérité ? On se retient alors de donner complètement son opinion, de développer son point de vue, de donner les informations qu’on possède, de peur que votre interlocuteur ne représente un danger pour vous, en allant dire à tel ou tel que vous êtes un « opposant ». Etre un opposant est-ce un crime ou une infraction à l’ordre public ?
Et qui ne connait pas les peaux de banane que se glissent les personnes qui sont pourtant du même bord, car il est important de demeurer dans les bonnes grâces des personnes plus haut placées. Il arrive même au citoyen de manquer systématiquement de confiance dans ce que disent les membres ou même les sympathisants du parti au pouvoir.
Et que dire de l’habitude d’encourager « la délation » en demandant aux responsables administratifs d’établir les listes de ceux qui oseraient évoquer le droit de tout travailleur à cesser son activité professionnelle en signe de protestation ? Et que penser des menaces à peine voilées qui figurent dans des courriers officiels ?
Pour ceux qui ont un certain âge ne se croirait-on pas revenu dans les années 1980-90 ? La seule différence en fait c’est qu’on cite des textes de lois pour étayer tout cela.
Pourtant il parait qu’on a fait des progrès en matière de liberté d’expression, qu’actuellement, en plus du multipartisme et du pluralisme syndical, les citoyens ont droit à la parole, que la presse privée écrite ou parlée s’est développée, etc. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’il est laissé libre cours à l’expression de la pluralité des opinions ?
En fait autant le multipartisme a abouti au fait qu’un seul parti gagne toujours les élections, autant le pluralisme syndical a abouti au fait que les travailleurs savent qu’ils n’ont pas le droit de dire que leurs conditions de vie et de travail ne sont pas satisfaisantes. Autant les organes de presse sont nombreux, autant ceux qui ne couvrent pas le pouvoir de fleurs doivent craindre de tomber sous le coup d’une condamnation pour diffamation.
Bref, la liberté d’expression, c’est pour ceux qui l’utilisent pour maintenir le statu quo, autrement le citoyen est appelé à observer un « droit de réserve »
Le débat public ne présuppose-t-il pas l’esprit critique et une réelle liberté d’expression ?
Lomé, le 5 février 2021