Dans la région des Savanes, des milliers de jeunes troquent leurs espoirs contre la boue des sites d’orpaillage clandestins à travers les pays voisins. Un phénomène qui s’amplifie ces derniers temps et montre la misère ambiante, le chômage galopant et l’échec d’un système incapable d’offrir un avenir à sa jeunesse.
Au milieu d’une eau boueuse leur montant jusqu’aux jambes, des coups de pelle brisent la terre détrempée, aussitôt tamisée à la surface. Deux jeunes femmes, dont l’une est mère d’un enfant d’à peine deux ans qui erre dans les environs, fouillent désespérément la boue à la recherche de quelques cristaux d’or.
« Qui viendrait souffrir autant ici s’il vivait mieux chez lui ? », se lamente l’une d’elles en moba, langue parlée dans la région des Savanes au nord du Togo.
La vidéo, tournée à Soubré en Côte d’Ivoire, a largement circulé sur les réseaux sociaux au lendemain d’une conférence sur la déperdition scolaire organisée par des cadres de la région des Savanes, dans le cadre des festivités marquant la fête traditionnelle de Tingban Paab.
Depuis le début de l’année scolaire 2025-2026, de plus en plus de voix s’élèvent parmi les cadres originaires des Savanes pour dénoncer le phénomène du « Galamsey », terme ashanti désignant l’orpaillage clandestin.
Pour eux, il s’agit d’une aventure sans lendemain qui risque de priver la région de cadres dans les prochaines décennies, au regard de l’abandon scolaire massif observé dans les établissements scolaires.
Si cette inquiétude paraît légitime, la question essentielle demeure : comment en est-on arrivé là ?
Une ruée révélatrice d’une misère généralisée
Les chiffres font froid dans le dos. Selon des sources officielles, le lycée de Biankouri (commune de Cinkassé 2) a perdu près de la moitié de son effectif en un an : de 1 023 élèves l’an dernier, il est passé à 562 à la rentrée de cette année.
À Lolongue, dans la même commune, le collège d’enseignement général a enregistré 160 abandons, seulement deux semaines après la rentrée. Le lycée de Korbongou, dans la commune de Tône 4, en compte 135, tandis que celui de Naki-Ouest totalise près de 300 élèves en moins par rapport à l’année précédente.
Si ces chiffres sont facilement vérifiables dans le système scolaire, ils le sont beaucoup moins lorsqu’il s’agit des jeunes diplômés sans emploi ou des non-scolarisés. Le phénomène touche aussi de jeunes mères et des mineures qui prennent chaque jour le chemin périlleux de l’aventure vers le Ghana, le Mali, le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou la Guinée.
Des quatre coins de la région des Savanes, les villages se vident de leurs bras valides.
Entre l’effondrement des revenus agricoles, conséquence de la surexploitation des sols, la crise sécuritaire et son lot de déplacements forcés, le chômage massif et l’absence d’opportunités, beaucoup de jeunes sont convaincus que leur salut se trouve dans les sites d’orpaillage clandestins, malgré les risques.
Ils sont titulaires d’un baccalauréat, d’une licence, parfois même d’un master. Certains ont étudié à Dapaong, Kara ou Lomé, portés par la promesse d’un avenir meilleur. Mais de retour dans leur région, le rêve se brise : aucun emploi, aucune perspective, aucune politique d’insertion crédible. Les concours se font rares, les recrutements inexistants, le secteur privé quasi embryonnaire n’absorbe personne.
Quant aux initiatives entrepreneuriales des jeunes, elles se heurtent rapidement à la pression fiscale et administrative.
« Au Togo, la fonction publique est réservée aux enfants des anciens fonctionnaires. Pour espérer être vigile, il faut avoir un parent qui y a travaillé. Nous avons hérité l’agriculture de nos parents, mais aujourd’hui il n’y a plus assez de terres pour cultiver », s’indigne Émile Sandjoa, titulaire d’une licence en sciences de la vie et de la terre.
Sur les réseaux sociaux, les témoignages sont sans appel
« Après l’obtention de nos diplômes, nous sommes là. Même un concours du niveau BEPC, on n’en trouve pas. L’âge avance, le désespoir s’installe. Nos petits frères, craignant de vivre le même sort, ne peuvent pas rester à l’école. C’est ce qui les pousse vers les sites d’orpaillage. Il vaut mieux braver les risques dans les mines d’or que de rester les bras croisés pendant que nos parents, qui ont vendu leurs biens pour payer notre scolarité, meurent de chagrin », écrit Wilson Pipo, actuellement sur un site minier en Guinée.
À défaut d’opportunités réelles, l’orpaillage clandestin apparaît comme une échappatoire, malgré son caractère dangereux et illégal. Pour Florent, titulaire d’un master en statistique et ancien conducteur de taxi-moto à Dapaong :
« Là-bas, au moins, subsiste l’espoir — fragile — de revenir avec quelques grammes d’or, de quoi survivre et préserver une dignité mise à rude épreuve. Grâce à cette activité, j’ai pu construire une maison pour mes parents. »
Ce que tentent de dissimuler les cadres de la région
Officiellement, autorités éducatives et cadres des Savanes se disent « préoccupés » par la situation. Déclarations prudentes, communications de circonstance, réunions ponctuelles… mais jamais de remise en cause sérieuse des causes profondes du mal.
Le phénomène est présenté comme une simple dérive sociale, rarement comme le symptôme d’un échec structurel.
Car les véritables raisons sont soigneusement évitées. La première est le manque criant de perspectives. L’école togolaise reste désuète, avec des programmes largement inadaptés aux besoins réels du marché de l’emploi. On forme des diplômés sans débouchés, livrés à eux-mêmes une fois les études achevées.
À cela s’ajoutent, dans les Savanes, les conséquences de la crise sécuritaire et l’échec des politiques publiques censées créer de l’emploi et retenir la jeunesse.
Le secteur agricole, pilier de l’économie locale, est lui aussi abandonné. Le maraîchage manque de tout : pas de ZAAP réellement fonctionnelles, aucune politique de maîtrise de l’eau, aucune stratégie de commercialisation pour protéger les producteurs.
Les céréaliers, quant à eux, sont asphyxiés par les restrictions sur l’exportation des produits vivriers, provoquant l’effondrement des prix, la chute des revenus et l’endettement massif des paysans.
Même le Programme d’urgence pour la région des Savanes (PURS), longtemps présenté comme une planche de salut pour les jeunes, s’est transformé en mirage, nourrissant davantage de frustrations que d’opportunités réelles.
À force de masquer ces réalités, les autorités entretiennent une illusion. Pourtant, la vérité est là, sous les yeux de tous : les politiques ont échoué, et c’est cette faillite qui pousse la jeunesse des Savanes vers l’orpaillage comme ultime recours.
Lorsque des jeunes pourtant formés choisissent la boue et les risques au détriment de leurs diplômes, c’est tout un modèle de développement qui s’effondre. La ruée vers les mines d’or dans la sous-région n’est ni une fatalité ni un appât du gain facile, comme certains tentent de le faire croire. Elle est le résultat de l’abandon prolongé d’une région reconnue comme la plus pauvre du pays, aussi bien par les politiques que par les ONG.
François Bangane
Source: Lalternative.info
















