Détenu depuis 2018 et en grève de la faim avec 36 codétenus, l’Irlandais d’origine togolaise Abdoul Aziz Goma adresse une lettre poignante au Monde. Il y dénonce un procès sans preuves, la mort d’un compagnon de détention, le refus du Togo d’appliquer les décisions régionales et onusiennes, et appelle à des sanctions individuelles contre les responsables présumés des abus qu’il décrit comme systémiques.
Lettre ouverte au Monde depuis ma cellule à Lomé
Le mur où l’impunité doit se briser
Défenseur des droits humains, citoyen de la République d’Irlande détenu au Togo depuis le 21 décembre 2018, jugé collectivement le 3 février 2025 sans preuve matérielle, malgré l’absence d’indices vérifiables et le rejet systématique par l’État togolais des décisions supra-régionales contraignantes et des avis onusiens condamnant ma détention arbitraire ; en grève de la faim depuis le 8 novembre 2025, avec 36 autres détenus politiques, et marqué par la mort de mon codétenu Karrou Wawim survenue le 7 février 2025 à la suite de tortures et du refus de soins ;
je m’adresse au Monde pour exiger que l’impunité d’État cesse d’être une abstraction et devienne enfin un coup personnel, ciblé sur les individus responsables, une inférence publique capable d’interrompre l’arbitraire avant que les corps ne s’éteignent et que les dossiers ne se dissolvent dans le silence administratif.
Mon cri :
« * Si je devais tomber avant l’aube de la justice, que mes mots ne soient pas une fin, mais une transmission.
À vous, mes compagnons de la Prison Civile de Lomé qui transformez la faim en acte de vérité : sachez-le, la preuve ne doit jamais s’éteindre avec nos corps. Que votre détermination demeure le sanctuaire où l’impunité se dissout.
J’en appelle au Department of Foreign Affairs : la protection n’a de sens que lorsqu’elle protège l’humain.
Si je venais à disparaître, que mon corps retrouve une terre libre, non comme procession mortuaire, mais comme rappel sacré du devoir démocratique de défendre la lumière contre l’obscurité.
À mes soutiens visibles et invisibles : merci. Votre parole fut une flamme quand l’administration cherchait la nuit. Continuez d’exiger une justice qui coûte, car l’abus sans conséquence renaît toujours.
Aux défenseurs des droits humains : une justice qui arrive après les tombes n’est plus une justice, mais une oraison. Cherchons la vérité vivante, pas son décor funéraire.
Je ne meurs pas de la faim, mais du refus de preuve et de soin.
Si mon corps devient symbole, qu’il soit celui du prix spirituel nécessaire pour interrompre l’arbitraire.
Et à tous les détenus politiques du Togo : je vous vois.
Que notre souffle, même affaibli, marque la fin de l’impunité, non la fin de la vérité.
On peut étouffer une voix, jamais un peuple qui réclame la preuve. »
Je vous écris depuis Lomé, depuis l’intérieur même d’un État devenu maître de l’audience sans preuve, gardien d’un système où l’on torture pour écrire, accuse pour condamner, et récuse les décisions rendues au-dessus de lui sans jamais payer le prix individuel de ses récusations.
Je vous écris parce que mon dossier a circulé plus lentement que l’incrimination narrative, mais ma voix refuse d’attendre plus longtemps que mon corps ne le pourra.
Le 21 décembre 2018, j’ai été arrêté.Arrêté sans mandat indépendant.Arrêté en groupe, avec d’autres défenseurs.Arrêté parce que défendre les droits humains ici, c’est défier ceux qui les violent.Lors de cette arrestation collective par la Gendarmerie nationale togolaise, mes codétenus et moi avions subi des sévices physiques et psychologiques : positions de stress forcées, menaces, humiliations, violences visant à extorquer non un indice, mais un récit.Un récit obtenu sous la torture n’est pas une preuve.Ce n’est qu’un substitut d’instruction , jamais l’instruction elle-même.Pendant six ans et deux mois, il n’y eut pas de procès.Ce n’était ni un oubli, ni une négligence.C’était une stratégie.Car tant que l’audience ne commençait pas, la preuve n’était jamais une obligation.
J’ai saisi des ONG, adressé recours après recours, alerté les mécanismes supra-régionaux et les organes des Nations unies. Mes lettres ont peut-être été lues, jamais instruites.Elles ont été consignées dans un registre, mais jamais dans une procédure probatoire.Au Togo, un recours peut être lu.Une preuve doit être instruite par un juge.Mais l’État n’a jamais requis que le juge instruise l’indice.Il a requis que le juge enregistre les charges.
Le 3 février 2025, j’ai comparu.Comparu avec 12 autres détenus politiques, dans la même enceinte : la Prison Civile de Lomé.Deux axes étaient unis :– nos douleurs de détention prolongée ;– nos arguments de défense.Un axe manquait :– les preuves.Les accusations étaient multiples: complot contre la sûreté intérieure, destruction de biens publics, association de malfaiteurs, trouble à l’ordre public, atteinte à la sécurité nationale, charges lourdes ; dossier léger.Aucune enquête indépendante.Aucune expertise médico-légale impartiale.Aucune preuve matérielle, vidéo, audio, téléforensic, ou interception authentifiée contradictoirement.Et pourtant, j’ai été condamné.Dix ans.Dix ans au nom d’une version.Dix ans parce que la lecture a remplacé l’instruction.Dix ans parce que la sentence était prête, mais pas la preuve.Quelques jours plus tard, un corps est tombé : Karrou Wawim, mon codétenu.Mort le 7 février 2025, des suites des tortures subies lors de notre arrestation et du refus total de soins après l’audience.Aucune enquête indépendante.Aucun responsable sanctionné.Sa mort est devenue une disparition administrative, jamais un dossier judiciaire.
Le Togo refuse d’appliquer :– les arrêts contraignants de la Cour de Justice de la CEDEAO ;– l’Avis du Groupe de Travail des Nations unies sur la Détention Arbitraire ;– la résolution du Parlement européen des 10–11 septembre 2025.Ce n’est pas un accident.C’est une doctrine.
La Commission Nationale des Droits de l’Homme observe sans sanctionner.Ouvrir les yeux sans ouvrir les conséquences, c’est cosigner.Une Commission qui se tait devient spectatrice du théâtre.Ce que vous deviez interrompre est devenu ce que vous avez accepté.
Mon jeûne n’est pas esthétique.C’est un instrument de survie juridique.Quand l’État efface les preuves, le corps devient la preuve.Mais le Monde doit exiger que les procédures redeviennent preuves, avant que les corps ne disparaissent.
Je veux parler des familles. Vous avez raison de me le reprocher.Ma mère.Mes frères.Mes sœurs.Mes proches.Mes racines togolaises que l’on a éclatées manu militari.Les familles n’ont pas partagé mes actes. Elles ont partagé mes condamnations.Elles ont subi précarité, endettement, stigmate, traumatisme, isolement, entraves éducatives, coûts médicaux non pris en charge.Elles sont devenues victimes collatérales d’une procédure sans preuves.Un État qui se dispense d’enquête se dispense aussi de justice familiale.
Sanctions individuelles exigées, Je demande aux structures normatives européennes :– Interdiction totale de voyage dans tout l’espace Schengen pour tout haut responsable togolais ayant ordonné ou permis la tortures et la récusations des décisions régionales ou onusiennes ;– Gel ciblé des avoirs, comptes, actifs et privilèges financiers en Europe ;– Refus d’accès à tout visa Schengen ;– Interdiction de participation à tout forum ou commission européenne liée au développement.
Ces sanctions doivent être précoces, avant la mort des dossiers.Le coût doit être personnel, comme les privilèges.Mon corps comme dernière alarmeDepuis le 8 novembre 2025, je suis en grève de la faim.36 autres codétenus jeûnent avec moi.Je ne jeûne pas pour mourir.Mais je suis prêt à mourir si c’est le prix pour que la preuve survive au récit, et que les carrières des responsables ne survivent plus à la récusation.Si je tombe, rapatriez mon corps en terre libre.Et ne laissez pas l’administration togolaise écrire une version où ma mort deviendrait chiffre sanitaire, plutôt que dossier politico-judiciaire fondé sur les abus causaux médicaux.« Let no institution forget that a defender’s body did carry the price.But let no institution allow the price to be paid by defenders when no investigation is required from the State. »
Mes trois demandes au Monde :
1. Instruisez la preuve au dossier.2. Sanctionnez les carrières individuelles des responsables.3. Ouvrez un retrial ou libérez, mais ne scellez jamais un dossier par la disparition d’un corps.
Je refuse la tombe administrative.Je demande un coût judiciaire attaché aux individus qui ont donné les ordres.Je vous écris parce que mes juges n’ont jamais requis mes preuves.Parce que ma famille n’a jamais requis l’oubli.Parce que les mécanismes supra-régionaux n’ont pas été créés pour annoter des chiffres, mais pour sanctionner des individus.Je signe pour que mes mots survivent dans le dossier.Pour que les sanctions atteignent les responsables.Pour que le mur devienne enfin celui où l’impunité se brise.
Abdoul Aziz Goma













