ENQUÊTE Plus de 300 numéros togolais apparaissent dans la liste des cibles potentielles du logiciel espion israélien Pegasus. Le Togo est l’un des pays africains les plus proches de l’Etat hébreu.
Professeur en médecine, respectable spécialiste en chirurgie viscérale, David Ekoué Dosseh n’a rien du dangereux terroriste sahélien ni du mafieux international contre lequel il faudrait user d’armes formatées pour lutter contre ces deux fléaux. S’il peut être considéré comme acteur d’une affaire sensible pour les autorités de son pays, c’est uniquement en raison de son militantisme en faveur de l’alternance démocratique au Togo. Un sujet d’une actualité pour le moins récurrente dans ce petit Etat riverain du golfe de Guinée dirigé depuis cinquante-six ans par la même famille. Tout d’abord, il y eut Gnassingbé Eyadéma, ancien soldat de la coloniale, catapulté en 1967 à la tête de l’Etat à la faveur d’un putsch, auquel succéda son fils, Faure Gnassingbé (55 ans), solidement accroché au pouvoir depuis la mort du père en 2005.
Ce 14 juillet 2021, David Ekoué Dosseh (52 ans), également syndicaliste, revient d’ailleurs de Cotonou, au Bénin voisin, où il a participé, aux côtés de 150 délégués d’organisations ouest-africaines de la société civile, à un sommet citoyen sur la bonne gouvernance, la démocratie et l’alternance. Son dernier cheval de bataille : convaincre la Cedeao, l’organisation sous-régionale, de poser comme principe intangible la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels qu’une même personne peut exercer.
Au nom de ces mêmes principes, David Ekoué Dosseh a lancé, il y a quelques années déjà, la plate-forme citoyenne Togo Debout, qui a pris part en 2017 et en 2018 au vaste mouvement de protestation qu’ont connu les rues de Lomé et d’autres villes du pays pour demander, en vain, le départ du président Faure et l’organisation d’élections transparentes.
Résignés face au risque
C’est également à cette période que le numéro de téléphone de ce militant pacifique de la cause humaniste a été sélectionné comme une cible du logiciel espion Pegasus, aux côtés de plus de 300 autres numéros togolais appartenant notamment à d’autres militants, des journalistes ou des opposants politiques. Ces données, consultées par Amnesty International et Forbidden Stories – une organisation basée à Paris qui se consacre à la poursuite du travail de journalistes assassinés ou menacés – ont été partagées avec seize médias, dont Le Monde.
Le Togo est loin d’être le seul Etat à avoir acheté à la société israélienne NSO le logiciel espion Pegasus, originellement destiné à la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. L’examen de plus de 50 000 numéros de téléphone sélectionnés par plusieurs clients de NSO Group en vue d’un potentiel piratage a ainsi permis d’éclairer l’utilisation qu’en font une dizaine d’autres pays, parmi lesquels, sur le continent africain, le Rwanda.
David Ekoué Dosseh ne semble pas connaître précisément le niveau de sophistication de ce logiciel capable de siphonner, à son insu et sans qu’il effectue aucune manipulation, toutes les données de son téléphone, de le géolocaliser, de lire ses messages et ses e-mails, voire d’activer à distance la caméra ou le micro. Ce dont il est convaincu, c’est que ses faits et gestes sont scrutés. « Comme tous les activistes, opposants ou journalistes critiques de ce pays », affirme-t-il.
Sans qu’il s’en émeuve ou qu’il change radicalement ses habitudes. « Sauf que je ne communique plus autant qu’avant par WhatsApp », précise-t-il. En 2019, Facebook a porté plainte aux Etats-Unis contre NSO. Pegasus exploitait une faille de sécurité de la messagerie WhatsApp, propriété du géant américain créé par Mark Zuckerberg depuis 2014. Une militante togolaise vivant en exil affirme sous le couvert de l’anonymat qu’une centaine de Togolais avaient alors été victimes de cette attaque. « J’ai pris mon agenda et appelé toutes mes relations pour les mettre en garde, les prier de changer de téléphone et de numéro. Avec des partenaires américains, nous avons organisé des séminaires de sensibilisation à la sécurité numérique au Ghana. Mais beaucoup sont résignés, sans prendre la mesure des risques qu’ils encourent face à des attaques aussi élaborées », ajoute-t-elle.
David Ekoué Dosseh appartient à cette dernière catégorie. Même téléphone, même numéro. « Lors d’un interrogatoire, des policiers ont fait référence à des événements d’ordre privé qu’ils n’étaient pas censés connaître », raconte-t-il, sans pouvoir préciser d’où ils tenaient leurs informations. « C’est évidemment un message : on sait tout de vous ! », reconnaît-il. C’est aussi sur cette base qu’il a décidé d’envoyer ses enfants étudier en dehors du Togo. « Mais si je commence à changer de téléphone, ça ne s’arrêtera pas, ils finiront par trouver mes nouvelles coordonnées et ça recommencera. On ne peut pas faire grand-chose contre un pouvoir qui a de tels moyens », explique-t-il, tranquillement attablé à la terrasse de la piscine d’un hôtel de Lomé, sans se soucier d’éventuelles oreilles indiscrètes.
Carlos Ketohou, lui, est plus inquiet. Il passe du temps à l’étranger, évite de se faire trop remarquer quand il rentre au Togo. Ce journaliste d’investigation dérange les autorités. A tel point que la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication lui a retiré, début 2021, l’autorisation d’éditer son journal, L’Indépendant Express. Une décision « infondée et disproportionnée », selon Reporters sans frontières. Comme un criminel, il a été arrêté nuitamment à son domicile par la brigade antigang et retenu dans les locaux du Service central des recherches et d’investigations criminelles (Scric). « Les gendarmes ont gardé mon téléphone pendant trois semaines, j’imagine qu’ils ont pris tout ce qu’ils ont trouvé », résume-t-il.
« Relations privilégiées avec des réseaux israéliens »
Le Scric ou d’autres services l’avaient probablement fait avant. Son numéro avait été sélectionné en vue d’une possible infection par un client de Pegasus plusieurs mois auparavant. Idem pour Ferdinand Ayité, autre journaliste de premier plan. « Les manifestations de 2017 ont marqué un tournant. Depuis, l’espace politique, les libertés de la presse et d’opinion rétrécissent », observe le directeur du bihebdomadaire L’Alternative, très critique envers le pouvoir. Lui aussi a été considéré comme une cible potentielle du logiciel espion à cette époque de turbulences inédites.
Celles-ci étaient animées notamment par Tikpi Atchadam, leader du Parti national panafricain (PNP), une météorite dans un ciel politique togolais figé, aujourd’hui caché dans un pays inconnu, mais dont le numéro figure dans les listings de cibles potentielles de Pegasus. Tout comme Agbéyomé Kodjo, candidat malheureux à la présidentielle de 2020 contre le chef de l’Etat et lui aussi en exil. Faute d’avoir examiné leurs téléphones, il est impossible de déterminer s’ils ont été réellement infectés. Dans de nombreux cas documentés dans le « Projet Pegasus », l’apparition d’un numéro sur la liste s’est traduite par une infection par le logiciel espion.
« Le Togo, affirme Ferdinand Ayité, investit beaucoup dans les systèmes d’écoute, et le pouvoir entretient des relations privilégiées avec des réseaux israéliens animés par des anciens du Mossad [l’agence israélienne de renseignement extérieur]. » Est-ce une simple coïncidence ? Le Togo est l’un des pays africains les plus proches de l’Etat hébreu. A l’ONU, depuis des dizaines d’années, les représentants togolais se sont souvent singularisés du reste du continent en soutenant des résolutions en faveur d’Israël. En décembre 2017, il fut le seul pays africain à voter contre la résolution condamnant la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme nouvelle capitale d’Israël.
NSO conteste les révélations du « Projet Pegasus » et affirme ne pas connaître les cibles de ses clients. Dans certains cas, elle mène a posteriori des enquêtes sur les suspicions d’abus, qui peuvent aboutir à la rupture d’un contrat, assure l’entreprise.
« Il n’est pas surprenant que ces systèmes destinés à la lutte antiterroriste soient détournés pour écouter, espionner, journalistes et activistes », lâche un diplomate européen. Interrogé, mercredi 14 juillet, à Lomé par Le Monde sur l’utilisation par son pays du logiciel Pegasus dans la lutte contre le terrorisme, le président Faure Gnassingbé ne nie pas. « J’ai appris ça », commence-t-il par dire en riant, avant de préciser : « Chaque Etat souverain s’organise pour faire face à ce qui le menace avec les moyens dont il dispose. » Et concernant le détournement de cette arme numérique contre ses opposants ? « Ah, ça, je ne peux pas vous le confirmer. » Ni donc l’exclure.
Le Monde Afrique