Par Zakari Tchagbale
A sein de la CEDEAO, le souci de la bonne gouvernance oppose visiblement deux clans : un clan favorable à la limitation à deux mandats présidentiels et un clan hostile à cette limitation. Pour contourner la contrainte certains gouvernements du clan hostile ont inventé un stratagème, le troisième mandat légal. En voici l’histoire.
En 1992, le Togo achevait sa Conférence nationale souveraine (CNS) par une nouvelle Constitution dont l’innovation majeure comportait deux volets.
Premier volet : la limitation à deux mandats présidentiels. Jusque-là la notion de limitation du nombre de mandats était inconnue au Togo. Etienne Gnassingbé Eyadéma qui avait pris le pouvoir en 1967 pouvait le renouveler indéfiniment. En préconisant la limitation à deux mandats la CNS introduisait une innovation déstabilisante pour lui.
Deuxième volet : Selon les spécialistes du droit, les nouvelles dispositions introduites par la CNS ne sont pas rétroactives. Cela signifie que malgré cinq mandats déjà effectués, Eyadéma, pourrait entrer dans la nouvelle république, celle de la nouvelle constitution, avec un casier vierge de tout mandat. Pour éviter une telle possibilité de cumul, la CNS a ajouté la clause « en aucun cas » à la clause « nul ne peut exercer plus de deux mandats ». Avec « en aucun cas », exit le candidat qui a déjà fait deux mandats, successifs ou discontinus, au sein d’une même république, exit le candidat qui a fini ses deux mandats à la veille d’une nouvelle république.
Une porte blindée vient ainsi de se fermer sur le multi-quinquénaire. Se sentant coincé, Eyadéma coiffe sa casquette de Général et s’impose par un énième coup d’état. Les institutions transitoires mis en place, le Haut Conseil de la république (HCR) organe législatif et la Primature, organe exécutif, sont toutes balayées. Le parti de l’Armée prend en main les élections législatives et obtient une majorité suffisante pour faire sauter la porte blindée de la C92. Désormais plus d’« en aucun cas » et, pire, plus de « nul ne peut exercer plus de deux mandats ». On revient à la case départ. Le boulevard pour une présidence éternelle est de nouveau ouvert.
C’est sur ce boulevard que la mort surprend Eyadéma. Et c’est sur le même boulevard que son fils lui succède sur le fauteuil. Faure achève le mandat de son père, entame son premier mandat, puis le second. Au cours du troisième, les réseaux sociaux éveillent l’esprit des Togolais à la chose politique, des formations politiques nouvelles apparaissent puis, brusquement, un jour d’août 2017, le 19 du mois, comme un seul homme le peuple togolais s’ébranle dans les rues pour réclamer le retour de la C92 et son blindage qu’est la clause « en aucun cas ». La tension est vive entre l’Opposition et le Pouvoir qui, aux abois, crie secours à la CEDEAO.
L’organisme ouest-africain envoie la Guinée et le Ghana comme « facilitateurs » au Togo. La facilitation sera en réalité francophone : Guinée, Côte d’Ivoire et Présidence de la Commission de la CEDEAO. Elle amène chaque partie à faire une concession : le Pouvoir togolais accepte la clause « nul ne peut exercer plus de deux mandats » et, de son côté l’Opposition laisse tomber son « en aucun cas ». Dans le fond, la CEDEAO et le Gouvernement togolais savent qu’un tel traité ne peut empêcher celui qui a déjà effectué deux mandats ou plus d’en faire d’autres, puisqu’il suffit de créer une nouvelle république à la veille de son départ pour y être de nouveau rééligible. C’est pourquoi Faure, aidé par la CEDEAO, a organisé seul les élections de 2018. Tous pro-Faure, les députés issus de ces élections se sont précipités pour modifier la constitution et créer pour leur maître une nouvelle république où celui-ci entrerait avec un casier de mandat vierge. La CEDEAO francophone vient ainsi d’expérimenter et de réussir une ruse qu’il convient d’appeler « le troisième mandat légal ».
Parce que c’est une ruse, il ne faut pas attendre qu’elle réussisse avant de l’attaquer. C’est dès sa tentative de mise en place qu’il faut la démasquer et l’empêcher. En quoi faisant ? On ne peut pas empêcher un président en exercice de modifier la constitution, surtout si les arguments avancés sont valables et même alléchants (élargissement des maisons de retraites dorées déguisées en instituions de l’état, suppression de la limite d’âge, etc.). Mais c’est dans la phase des amendements qu’on peut bloquer l’objectif caché de l’auteur du projet de constitution par la clause « en aucun cas ».
La ruse est un instrument politique à la disposition de tout homme politique. C’est sa mise en place que l’adversaire peut empêcher quand il a été assez vigilant pour la démasquer. Dès l’instant où elle a échappé à sa vigilance et qu’elle a réussi, son résultat devient légal. C’est le cas du troisième mandat légal.
Zakari Tchagbale