Par Maryse QUASHIE et Roger E. FOLIKOUE
Cela fait plus de deux années que nous écrivons une tribune chaque semaine : cela fait plus d’une centaine de publications. Après une première compilation où nous avons rassemblé plus de quatre-vingt d’entre elles pour en faire un ouvrage qui est disponible, la question se posait : allions-nous continuer ? Mais nous n’avons même pas eu le temps de nous arrêter pour réfléchir à ce qui fondait notre questionnement, par exemple une certaine lassitude des lecteurs. En effet des lecteurs fidèles nous ont fait part de leur attente : il leur fallait leur texte hebdomadaire habituel. De plus, à cause des difficultés d’acheminement, l’ouvrage tardant à arriver à Lomé, des personnes qui en ont réservé un ou plusieurs exemplaires nous interpellent fréquemment.
Nous avons donc continué à écrire notre tribune sans pour autant cesser de réfléchir au sens de cette activité qui a commencé en novembre 2018. Il nous fallait en premier lieu reprendre la question : pourquoi une tribune ?
Comme nous le disions depuis le début, il s’agissait pour nous de prendre la parole :
« Parce que nous voulons nous faire entendre, bien sûr. Mais il y a tant et tant de personnes au Togo, qui donnent leur opinion dans la presse écrite, qui se font entendre surtout sur les antennes des dizaines de radios qui occupent la bande FM dans notre pays. Et comme cela est relativement facile, chacun parle de tout, comme s’il était spécialiste polyvalent… Finalement on en arrive à une véritable cacophonie où le lecteur et l’auditeur ne se retrouvent plus…C’est pourquoi, nous nous sommes dit qu’il est temps de faire diminuer la confusion, il est temps que des personnes, optent pour la sévère discipline qui consiste à écrire chaque semaine sur un sujet différent, en lien plus ou moins direct avec l’actualité » (Janvier 2019, Une tribune pour des tribunes)
Nous avons donc profité du créneau que nous offrait L’Alternative pour réaliser notre désir. Et ce créneau étant demeuré ouvert pour nous, nous avons continué.
Cependant, nous espérions aussi qu’il y aurait d’autres personnes qui oseraient prendre la parole, afin que le débat public pratiquement inexistant au Togo puisse s’ouvrir. A l’heure actuelle, il y a comme un frémissement dans ce sens. Nous restons toujours dans l’espérance.
Parmi ceux dont nous recevons des félicitations pour notre tribune, il y en a qui nous demande comment nous faisons pour trouver quelque chose à écrire semaine après semaine. En fait il y aurait beaucoup plus à dire et sur tant de sujets issus de la vie sociopolitique de notre pays, de l’Afrique, du monde. Par exemple, au Togo, en ce mois de mai 2021, pourquoi ne pas aborder la question de la Taxe sur les Véhicules à Moteur qu’on a commencé à percevoir, la création des taxes sur les péages pour engins à deux roues et l’augmentation des taxes pour les véhicules, il y a aussi le sujet de la perspective des examens scolaires et universitaires dont on cafouille sur les dates ; il y a bien évidemment la question de la crise politique que l’on refuse de voir et de nommer et qui pourtant existe etc.
Mais, et c’est là où ceux qui nous encouragent au silence ont raison, dans un pays comme le nôtre, il y a toujours des risques : on ne sait jamais à quel moment tel ou tel mot, telle ou telle phrase déplait à quelqu’un. Ainsi chaque tribune est comme une bouteille lancée à la mer dans l’espoir qu’elle ne créera pas de problèmes mais surtout qu’elle n’empêche pas la parution d’autres tribunes venant de nous-mêmes ou d’autres personnes.
« S’il y a des risques, alors pourquoi écrire régulièrement ? Pourquoi prendre de tels risques alors qu’on a l’impression que votre tribune ne change rien à la situation dans notre pays ? » Telle est l’interrogation de ceux qui s’inquiètent pour nous.
Voici notre explication : pour répondre à la question « Que voulons-nous changer ? », nous faisons d’abord une première mise au point :
« … l’ascèse n’est pas dans la fidélité hebdomadaire, loin de là ! L’ascèse est dans l’objectif visé et dans ses conséquences. En effet, écrire pour nous correspond à un devoir lié à notre choix d’être des intellectuels. » (Janvier 2019, Une tribune pour des tribunes)
Dans la tribune citée ci-dessus nous disions que l’intellectuel avait pour rôle de produire une lecture des événements qui éclaire les citoyens pour les choix qu’ils ont à faire. Mais plus que cela, être un intellectuel c’est un engagement, l’engagement de toute une vie. C’est peut-être pour cela que nous n’avons pas encore renoncé à notre tribune hebdomadaire.
Notre engagement est fondé sur la conviction qu’aucune communauté humaine ne peut se passer des personnes qui jouent ce rôle de guetteur et d’éclaireur. Quelle que soit la forme sociologique et historique de ce personnage, il est indispensable. Nous sommes donc convaincus que le moment arrive, et il n’est peut-être pas très loin où, dans notre pays, il y aura suffisamment d’intellectuels pour prendre la parole en vue de faire advenir le changement dans notre pays, sur notre continent.
Cependant, pour que l’intellectuel joue son rôle, il faut que tous s’engagent à jouer le leur aussi : les hommes qui sont au pouvoir ont l’obligation de s’expliquer et de rendre des comptes à propos de ce qu’ils font, de même que ceux qui sont en quête du pouvoir doivent être clairs sur leurs intentions. Mais surtout, il est indispensable que les citoyens prennent la place qui est la leur : se sentir concernés par le présent et l’avenir de la société où ils vivent, à tel point de s’exprimer de toutes les manières possibles (par la parole ou toute autre manifestation) pour infléchir les choix dans le sens de leurs volontés.
Et nous l’avouons, vous aussi vous l’avez remarqué, notre certitude est celle-ci : c’est par la société civile que le changement adviendra dans notre pays. Les Togolais l’ont prouvé dans le mouvement anticolonial, dans les mouvements sociaux des années 1990, quand le moment est venu ils savent se mobiliser et aller de l’avant. Nous ne savons pas encore quelle forme prendra cette mobilisation. En effet :
Aujourd’hui, la parole a des étages. La voix des citoyens passe par des représentants élus qui servent de relais. (…) La crise des Gilets Jaunes véhicule notamment l’objectif de revenir à une démocratie directe. A Athènes, les citoyens, en très petit nombre, parlaient tous à armes égales. Il ne faut pas oublier que la « cité » est définie par Aristote comme l’espace jusqu’où porte la voix du héraut. Et puis on était alternativement gouvernant et gouverné. (…) Aujourd’hui nous ne sommes pas égaux dans la parole. Un gilet jaune, pour être entendu dans un système démocratique si large et si différencié, doit être entouré de beaucoup d’autres gilets jaunes. (CASSIN B. Un discours peut transformer le monde, Sciences Humaines, N° 319, mars 2019)
Pour notre part, nous sommes convaincus que la société civile de notre pays, de notre continent, trouvera bientôt le moyen de se faire entendre dans le système dévoyé où nous vivons, pratiquement privés de parole directe, de la parole de représentants élus de manière régulière, d’alternance au pouvoir. Nous croyons en la société civile comme source, moteur, et acteur du changement tant attendu par la majorité de nos concitoyens.
C’est une utopie, diront certains ! Oui, c’est une utopie au sens où cela ne s’est pas encore passé mais cela ne signifie pas pour autant que cela n’arrivera pas. Et nous travaillons pour cela par le moyen de notre tribune. Si nous découvrons que ce moyen n’est pas efficace nous en trouverons (ou nous y ajouterons) un autre qui puisse permettre à notre voix d’aller au bout de la cité. Car il n’est pas question pour nous de nous taire Parler ou écrire sont le propre de l’homme et la parole relie, rassemble, réconcilie, dénoue les nœuds et les crises. Vouloir nous priver de la parole échangée sur des problèmes de notre pays et de notre continent, serait d’opter pour le maintien de l’ordre établi qui ne permet plus de vivre ensemble, de reconstruire le tissu social. La parole est vitale car créatrice.
En effet nous sommes du côté de ceux qui croient en ce que l’histoire a démontré : l’élaboration d’une utopie constitue une stimulation pour l’action, et cette utopie devient un point de repère à l’horizon pour ceux qui sont en route. Mais plus que cela, les utopies permettent, et c’est le plus important, de ne pas prendre le présent pour seule référence. L’état de la société togolaise d’aujourd’hui ne saurait nous convaincre que cela doit continuer comme cela pour toujours.
Pour notre part nous avons foi en la possibilité pour les Togolais de découvrir un moyen de vivre en harmonie, dans la liberté et la justice, de vivre cela maintenant et tout de suite. Forts de cela, notre tribune, devenue votre tribune va se poursuivre.
Lomé, le 14 mai 2021