Même inabouti, le coup de force d’Evgueni Prigojine marque un tournant qui a mis au jour les faiblesses du Kremlin.
Par Charles Haquet et Cyrille Pluyette
La scène, sidérante, se déroule ce fameux samedi 24 juin. Evgueni Prigojine, le patron du groupe de mercenaires Wagner, vient d’investir un quartier général de l‘armée russe à Rostov-sur-le-Don et s’entretient avec le vice-ministre de la Défense, Iounous-Bek Evkourov, et le chef adjoint des renseignements militaires, Vladimir Alekseïev. Ambiance tendue entre Prigojine le rebelle et ses deux « otages ». « Je te parle bien, moi, alors pourquoi tu me manques de respect ? », lance l’ancien taulard à un Evkourov piteux. « Nous sommes ici parce que nous voulons la tête du chef d’état-major [NDLR : Vitali Guerassimov] et de Choïgou [le ministre de la Défense] », reprend Prigojine. « Mais prenez-les ! », lâche Alekseïev, hilare. On connaît la suite : Prigojine envoie ses troupes foncer vers Moscou, abattant au passage plusieurs hélicoptères de l’armée régulière russe.
Comment aurait fini cette folle épopée si cette horde sauvage ne s’était arrêtée à quelques centaines de kilomètres de la capitale ? Certains voyaient déjà le pouvoir de Vladimir Poutine vaciller, les Ukrainiens n’osaient y croire… Mais un mystérieux accord passé entre Prigojine et le chef du Kremlin a mis fin à l’opération. Que contient-il ? A ce jour, personne ne le sait. Il faudra du temps pour connaître les dessous de cette histoire, mais une chose est certaine : elle laissera des traces.
Le pouvoir a été vacant
Poutine, l’homme qui, depuis plus de vingt ans, tenait d’une main de fer les rênes de la Russie, n’a jamais semblé aussi fragilisé. Il y a quelques semaines, déjà, des miliciens russes pro-ukrainiens portaient la guerre sur le sacro-saint territoire russe, en attaquant plusieurs villages dans la région de Belgorod. Mais cette fois, après la prise d’un centre logistique crucial de l’armée russe et un périple de près de 800 kilomètres en direction de la capitale, l’humiliation est totale. « Pendant les premières heures de la mutinerie, le pouvoir a été vacant, observe l’historienne Françoise Thom. Poutine a totalement perdu la face. C’est un aveu de faiblesse effarant. L’équipée de Prigojine montre à quel point le pouvoir russe, derrière sa façade, est vermoulu… »
Certes, le régime n’est pas tombé, et l’homme au crâne rasé, qui représentait une menace existentielle pour Poutine, va être « satellisé » loin de Moscou, en Biélorussie. Mais Poutine, qui s’est toujours posé comme le garant de l’ordre et de la stabilité, n’a pas été capable d’empêcher la rébellion. Les Russes ont découvert un dirigeant incapable de trancher les luttes de pouvoir entre son ministre de la Défense et l’indomptable Prigojine qui, s’il l’avait voulu, aurait pu réaliser l’impensable : assiéger Moscou !
Poutine a dû demander l’aide d’un vassal
Suprême déshonneur, le chef du Kremlin a dû s’abaisser à demander à Alexandre Loukachenko, le président de Biélorussie qu’il considère comme son vassal, de négocier la fin de la ruée vers Moscou. « Poutine ne cesse de brandir la souveraineté nationale, mais il a dû quérir de l’aide à l’extérieur du pays, et en plus à un partenaire mineur, commente Andreï Soldatov, journaliste russe en exil. C’est sans précédent et très embarrassant. »
Les dégâts pour l’image du régime ne s’arrêtent pas là. « Prigojine a montré à tous que la Russie n’a pas de forces de sécurité et que son armée est loin d’être celle que l’on imaginait avant la guerre, qu’il s’agisse des dysfonctionnements dans le commandement, dans l’approvisionnement, la logistique… Tout cela consacre l’échec de Poutine dans des domaines où il se considérait comme un maître », souligne Maxim Trudolyubov, rédacteur en chef de Meduza, le plus grand média indépendant russophone, à Riga.
Enfin, « graciant », pour l’heure, Prigojine, qu’il avait pourtant accusé du pire des crimes dans le système poutinien, c’est-à-dire la « trahison », le chef du Kremlin, qui châtiait jusqu’ici impitoyablement tout affront, donne le sentiment que l’on peut se dresser contre son pouvoir en toute impunité. De quoi donner des idées : « Il y a une vingtaine d’autres milices, sans oublier les services de sécurité, le GRU… On peut très bien imaginer que d’autres factions se mettent en mouvement », glisse Galia Ackerman. Et l’historienne de poursuivre : « Il semble que Poutine n’arrive plus à tenir sa fameuse verticale du pouvoir. C’est très inquiétant pour lui, cela pourrait être le début de la fin. »
Les foules ne se sont pas soulevées pour défendre Poutine
Sans doute Poutine, qui n’est pas du genre à pardonner, cherchera-t-il un jour à liquider celui qui l’a humilié devant la terre entière, s’il considère que Prigojine ne peut plus lui être utile. Il voudra aussi probablement punir les maillons défaillants au sein des services de renseignement.
« Poutine est extrêmement nerveux lorsqu’il perd le contrôle d’une région, ajoute Andreï Soldatov, journaliste fin connaisseur des services de sécurité russes. La dernière fois, c’était en 2004, quand des rebelles tchétchènes ont envahi la République d’Ingouchie. La réponse de Poutine fut féroce. » A l’époque, le jeune président licencie plusieurs généraux du FSB, lance une traque sans merci au nom de la lutte antiterroriste et recentralise à l’extrême le pouvoir, première étape de sa dérive autocratique.
Mais, à présent, jusqu’où Poutine peut-il sévir ? « Il peut prendre des mesures de répression pour raffermir son autorité, remise en question par Prigojine, mais également par les déboires militaires en Ukraine. Cela signifierait que le régime bascule réellement dans le stalinisme, mais Poutine en a-t-il la capacité ? », interroge l’historien Sergey Radchenko.
C’est toute la question. Et il semble, à ce stade, difficile d’évaluer à quel point la légitimité du chef du Kremlin sera entamée par cette crise. Tout juste sait-on aujourd’hui, après la chevauchée des « Wagner », que les foules ne se sont pas soulevées pour défendre le président russe… « Quand, les 23 et 24 juin, nous sommes passés dans les villes de Russie, les habitants nous ont accueillis avec des drapeaux russes et des drapeaux de Wagner, ils étaient heureux de nous voir passer », se vante Prigojine dans un message diffusé le 26 au soir. C’est, en effet, ce que montrent certaines vidéos.
Tant que l’économie tiendra, Poutine gardera un levier puissant pour faire pression sur les élites. « Poutine a lié ses proches à cette guerre. Ils sont sous le coup de sanctions qui ne seront jamais levées. Ils ont besoin de Poutine, car ils n’ont pour l’instant pas d’autre option », estime Maxim Trudolyubov. Mais dans ces cercles du pouvoir, on pourrait considérer que le président russe, qui n’arrive même plus à contrôler ses proches, met tout le système en péril. Un système confortable, fondé sur la captation des richesses du pays, mais que la guerre en Ukraine a perturbé, en réduisant les ressources. « De toute évidence, la crise politique va s’aggraver, car la paralysie de l’appareil d’Etat, qui était déjà apparue au grand jour, va se poursuivre », pronostique Françoise Thom. D’autres clans pourraient alors se dresser contre le « tsar ». L’après-Poutine semble bien s’être enclenché.
Lexpress.fr