Depuis quelques jours, les médias nous informent d’un malaise grandissant dans les universités publiques du Togo. Un groupe d’enseignants non satisfaits de la gouvernance de ces institutions, en particulier de l’Université de Lomé, ont saisi le chef de l’Etat dans l’optique de l’informer de la crise de fonctionnement dans ces universités phares du pays.
Face à cette situation préoccupante, nous nous sentons interpellés à trois titres. Interpellé d’abord en tant que citoyen, compte tenu de la place et du rôle qu’une université publique doit jouer dans un pays aussi bien dans le domaine de la formation des compétences que dans la production des idées nécessaires pour le développement du pays. Interpellé ensuite en tant qu’homme politique, en raison de l’importance des ressources publiques que l’Etat togolais affecte à ces deux institutions. Interpellé enfin en tant qu’ancien universitaire.
En effet, ma carrière universitaire s’est étalée sur près de quatre décennies. Durant cette période, nous avions été impliqués pendant près de deux décennies dans la gouvernance de l’Université du Bénin devenue Université de Lomé. D’abord comme Doyen, directeur d’établissements puis Vice-Recteur et ensuite en tant que premier responsable du Ministère de l’Education nationale qui avait sous sa tutelle l’Université du Bénin, l’Université de Kara n’existant pas à cette période. Dans ces conditions, c’est beaucoup plus avec notre chapeau d’ancien universitaire que nous intervenons ici.
Comme le dit M. George Haddad, Président de l’université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, « le monde de l’enseignement supérieur est un monde de liberté : liberté d’innover, liberté de créer, liberté de rêver et liberté de partager ».
Pour que ce soit ainsi, il faut le respect de deux principes fondamentaux : la franchise universitaire et les libertés académiques.
La franchise universitaire est un statut particulier aux universités qui interdit, sauf cas de flagrant délit notamment, toute intervention des forces de l’ordre dans les universités sans l’accord du chef de l’établissement. Elle remonte au Moyen Âge et fait suite à la grève de 1229 à l’Université de Paris !
Selon la Recommandation de 1997 de l’UNESCO, les libertés académiques sont pour les enseignants notamment, « la liberté d’enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d’effectuer des recherches et d’en diffuser et publier les résultats, le droit d’exprimer librement leur opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel ils travaillent. » Ces libertés ont quatre composantes, à savoir : liberté d’enseignement, liberté de recherche, liberté d’expression intra-muros et liberté d’expression extra-muros. » Alors que la liberté d’expression intramuros, donne droit à l’enseignant du supérieur, la possibilité de participer à l’administration des institutions auxquelles il appartient, la liberté d’expression extra-muros lui permet de prendre part notamment aux débats nationaux d’intérêt politiques et de donner des avis face aux décisions qui ont un impact sur la qualité de l’éducation.
Les dérives actuellement dénoncées en matière de gouvernance dans les universités publiques du Togo, viennent principalement de la violation de ces deux principes.
D’abord pour ce qui concerne la franchise universitaire, nous nous permettrons de faire trois rappels historiques :
En 2008, suite à des manifestations d’étudiants de l’Université de Kara, des agents des forces de sécurité avaient investi le campus universitaire et par décision du Gouvernement, les activités d’enseignement avaient été suspendues pendant quelques jours. Ayant été témoin oculaire des affrontements entre les étudiants et les policiers et gendarmes, j’avais appelé le ministre de l’Enseignement Supérieur de l’époque, pour lui faire comprendre l’inopportunité de l’intervention des forces de sécurité mais aussi la violation de la franchise universitaire. J’ai été très désagréablement surpris que lui, ancien professeur d’université approuve un tel comportement des forces de l’ordre et de sécurité dans le campus universitaire.
En 2011, alors qu’une grève des étudiants de l’Université de Lomé était en cours, des enseignants de la FASEG n’avaient pas hésité à approuver, au cours d’une réunion, l’intervention musclée des forces de l’ordre et de sécurité pour « maîtriser » la situation. Dépité, j’avais quitté la réunion, après leur avoir expliqué le sens de la franchise universitaire et les risques liés à la carrière d’enseignant d’université suite à sa violation.
En 2017-2018, lors de la grève des étudiants de l’Université de Lomé, les forces de l’ordre et de sécurité avaient brutalisé des étudiants sur le campus et les pourchassaient dans les rues des alentours du campus comme des malfaiteurs très dangereux. A la fin de la grève, j’avais attiré l’attention du Président de l’Université sur cette violation de la franchise universitaire et sur les tortures que les étudiants avaient subies : quelle ne fut ma surprise d’apprendre que ce sont les responsables de l’université eux-mêmes qui avaient fait appel aux forces de l’ordre !
Les choses se sont dégradées beaucoup plus qu’auparavant : aujourd’hui, ce sont les vigiles de l’université, regroupés dans ce qui est appelé pudiquement police universitaire, qui se chargent de semer la terreur auprès des étudiants et même chez auprès des enseignants. Ils font la pluie et le beau temps sur le campus de l’université de Lomé, utilisant des matraques et des menottes. C’est drôle ! On dirait alors que la franchise universitaire est respectée : il ne s’agit plus des forces de l’ordre extérieures à l’université mais plutôt des vigiles recrutés par l’université, donc une force interne, expressément formée à cet effet qui intervient ! C’est tout simplement terrible.
La franchise universitaire est donc actuellement un leurre dans nos universités publiques. Et plus encore, cette franchise universitaire est violée avec la complicité des enseignants ou des hommes politiques qui sont eux-mêmes des universitaires confirmés, l’un d’eux étant même un éminent juriste.
Les libertés académiques ont pour objectifs, entre autres, de protéger l’enseignement universitaire de l’influence religieuse, économique et notamment politique. La volonté du contrôle de l’université par le pouvoir politique ne date pas d’aujourd’hui et n’est pas propre au Togo. Seulement et bien malheureusement, au Togo, l’ingérence du politique dans la vie universitaire a pris de plus en plus le pas sur les valeurs essentielles au fil des années. Les nominations et la promotion aux postes de responsabilité à l’université se font souvent sur des bases de militantisme politique. C’est ainsi que, pour des raisons inconnues, des enseignants inscrits sur les listes d’aptitude du CAMES, n’ont pas reçu à ce jour, leur nomination comme certains de leurs collègues. Une fois assurés de l’appui du parti au pouvoir et avec l’impunité qui est lui est propre, les responsables à tous les niveaux s’appuient sur une approche autocratique, fondée sur la terreur, le culte de la personne et sont peu soucieux des valeurs des résultats obtenus, pour gérer les affaires publiques.
La situation actuelle de la franchise universitaire tranche avec ce que nous avions vécu auparavant. A la fin des années 80 et au début des années 90, aux pires moments de la dictature politique et de la pensée unique, en notre qualité d’un des premiers responsables de l’université du Bénin, nous avions toujours privilégié et maintenu des dialogues permanents avec les premiers responsables de toutes les forces de défense et de sécurité (la police, la gendarmerie et parfois de l’armée) pour sauvegarder la franchise universitaire. Lorsque nous étions informés, nous intervenions constamment auprès des autorités de police et de gendarmerie pour la libération des étudiants arrêtés. Le plus souvent avec succès.
Aujourd’hui, l’université est le reflet de la société togolaise : une société de dictature produit une université de dictature. Les étudiants comme les fonctionnaires sont incapables de lutter voire demander le respect de leurs droits les plus élémentaires qu’ils ne connaissent souvent même pas, à force d’avoir intégré dans leur semblant de conscience, que tout ce que l’Etat leur fait, est une faveur du Gouvernement pour ne pas dire du Chef de l’Etat. Les associations des étudiants sont étouffées tout comme le mouvement syndical des travailleurs. Les enseignants chercheurs des universités publiques du Togo, la supposée crème des crèmes de l’élite togolaise, sont incapables de faire usage de leur liberté d’expression et sont sans voix devant des abus flagrants des responsables de l’université, qui sont leurs collègues ! Plus grave encore, il semble exister un sentiment d’impuissance, de lassitude et de résignation au sein de la communauté universitaire togolaise.
Devant cette situation, quels citoyens entendons-nous former en leur interdisant de se réunir en forums pour confronter leurs idées ? Où et comment se familiariseront-ils avec les débats contradictoires ? Où apprendront-ils la nécessité du dialogue et du compromis ? Où développerontils leurs capacités d’écoute et de prise en compte des opinions différentes des leurs ? Quel modèle social désirons nous bâtir aujourd’hui et demain ?
Du haut de notre âge et de nos expériences antérieures, nous voudrions faire observer que si le climat social morose obtenu par la terreur et le musellement des organisations sociales dans le pays et dans les institutions paraît intéressant pour les responsables en charge de la gestion universitaire et du pays, il est loin d’être l’environnement favorable au développement du Togo. Croire avoir fait taire la critique scientifique et universitaire est une vue de l’esprit et ne saurait d’ailleurs prospérer au-delà de nos petites personnes souvent marginales.
Dans toute société, la communauté universitaire est la lumière qui éclaire la population. Elle est un phare qui aide à donner des orientations à toutes les couches sociales du pays. La communauté universitaire togolaise ne doit pas fuir cette responsabilité qui est la sienne. Celle de continuer à produire et à exercer les libertés reconnues à un enseignant-chercheur. Elle doit rester constamment vigilante car rien n’est acquis a priori. Le début de la mobilisation d’enseignants de l’université contre la convocation du Doyen de la faculté de droit de l’Université de Lomé suggère que la communauté universitaire commence par prendre conscience de la situation. L’espoir est permis.
Cependant, les enseignants-chercheurs ne doivent pas limiter leur rôle dans la société à celui de simple transmetteur de connaissances et de la recherche. Ils doivent jouer pleinement leur rôle dans la société togolaise en construction. Dans ces conditions, leur lutte ne peut pas se limiter exclusivement à la défense de leurs droits. Ils doivent savoir que la défense des libertés académiques n’a pas de sens s’ils n’interviennent pas pour le respect de la franchise universitaire et le respect du droit des étudiants. En outre, la liberté d’expressions intra-muros n’a aucun sens si elle n’est pas accompagnée par la liberté extra-muros. Tout en reconnaissant le caractère apolitique de l’université, il est indispensable qu’ils servent de modèle pour la promotion des Droits Humains et de la démocratie en participant ouvertement et activement à la construction d’une société dynamique où la liberté d’association et d’expression est consacrée par la constitution. D’ailleurs ils n’accompliront pas toutes les fonctions pour lesquelles ils sont payés et qualifiés d’enseignant-chercheur lorsqu’ils prétendent que les affaires de la cité ne les concernent pas.
Dans tous les cas, le Gouvernement a à gagner d’un retour à la sérénité dans les deux universités publiques du pays. Les violations des droits syndicaux, les intimidations des responsables syndicaux, administratifs et des associations des étudiants, les privations infligées aux enseignants chercheurs qui tiennent à leur dignité, les abus d’autorité, le clientélisme qui y sont observés ne sont que des signes de la faillite de la gouvernance nationale tant décriée. Ils préfigurent des lendemains incertains qu’il faudra vite circonscrire.
Pouvons-nous comprendre qu’aujourd’hui, avec plus de 60 000 étudiants et un personnel administratif et académique de plus d’un millier, que l’Université de Lomé soit dirigé par une personne qui cumule en même temps la fonction de ministre ? Nous ne doutons pas des capacités intellectuelles ou de travail du Président de l’Université ; cependant, le cumul des fonctions n’est pas bon ni pour les institutions concernées ni pour les relations humaines de l’individu concerné, ni pour son bien-être personnel. Nous le disons parce que nous en avons l’expérience. Ceci est d’autant plus incompréhensible que l’Université de Lomé dispose actuellement de plusieurs professeurs de rang magistral. Par expérience également, nous savons que la nomination à des postes de responsabilité sur des bases partisanes ou de loyauté ne donne pas nécessairement les meilleurs résultats.
Je terminerai en invitant le Gouvernement à mettre en place une commission d’universitaires togolais de renom et « neutres » en mesure de l’aider à trouver des solutions idoines à la crise actuelle que traversent nos deux universités publiques.
Tchabouré Aimé GOGUÉ