Au Togo, le foncier n’est plus seulement une question administrative : il est devenu un champ de bataille à ciel ouvert. Dans certaines zones, les parcelles ressemblent à des terrains minés où chaque pas peut déclencher un conflit. Des milliers de citoyens vivent désormais dans la crainte de perdre leurs biens, tandis que d’autres accumulent richesses et influence sur les ruines du droit.
Entre double vente, spoliation organisée, expropriation sans dédommagement, titres frauduleux, corruption et inexécution des décisions de justice, les litiges se multiplient à un rythme alarmant et menacent ouvertement la paix sociale.
Dans presque tous les quartiers de Lomé, les panneaux en béton marqués « Domaine de l’État. Ne pas risquer » se dressent comme des sentinelles silencieuses. Officiellement inconstructibles, ces espaces sont pourtant habités — parfois depuis plus de vingt ans. Par ici et par là cohabitaient en toute quiétude maisons modestes, villas modernes. Ce qui était autrefois des foyers tranquilles sont aujourd’hui des zones d’angoisse.
Comment des biens publics ont-ils pu devenir des propriétés privées ?
Où étaient les services de l’État lorsque poussaient du sol les premières fondations ?
Et pourquoi laisser faire pendant des années pour finalement revenir, parfois brutalement, réclamer ce qui appartiendrait à l’État ?
Pendant que les autorités hésitent entre laxisme, silence et improvisation, la justice, elle, peine à convaincre. Les affaires de double vente sont devenues quasi banales dans les tribunaux. Et même lorsque les décisions tombent, leur exécution relève souvent du parcours du combattant, ouvrant la voie à l’impunité.
L’histoire de Kodjo en est une triste illustration. Installé aux États-Unis, il achète un terrain à Zaguéra, dûment validé par trois tampons du cadastre. Trois ans plus tard, il revient et découvre un immeuble presque achevé sur sa parcelle. Démarches, avocats, frais, rendez-vous… rien n’y fait : le dossier stagne. Jusqu’au jour où un avocat, désabusé, lui confie :
« À un certain moment, les gens finiront par se rendre justice eux-mêmes. »
Un aveu glaçant, qui dit tout du désarroi de ceux qui, pourtant, sont censés garantir l’État de droit.
À ce chaos administratif s’ajoutent désormais des pratiques mystiques destinées à faire fuir ou terroriser les propriétaires légitimes. Certains y ont perdu la raison. D’autres… la vie.
Autre dérive inquiétante : l’émergence d’un « troisième larron » qui surgit soudain pour revendiquer sa part au nom d’un supposé droit coutumier. Le scénario est devenu classique : il était « à l’étranger » lors de la transaction, et revient pour réclamer justice — ou plutôt sa part du butin.
Ce désordre soigneusement entretenu profite à des réseaux puissants : spéculateurs immobiliers, chefs traditionnels, géomètres véreux, agents du cadastre, relais sécuritaires… tous bénéficient d’un système où l’illégalité rapporte plus que l’obéissance à la loi.
Combien de temps encore le Togo pourra-t-il tolérer cette bombe à retardement ?
Car lorsque la population perd confiance dans l’État, la justice et les autorités, il ne reste qu’un pas avant que chacun ne commence à se rendre justice lui-même.
Innocent Pato journaliste















