Nous avons tous, ou presque tous vu la figure du Mal Incarné. Oui, nous tous, presque tous, non seulement au Togo, ni même seulement au sein de la diaspora togolaise dans le monde, mais tous, qui que nous soyons, où que nous vivions sur la planète terre : cette image de la jeune fille égorgée par un, ou par plusieurs agents des forces dites de l‘ordre au Togo.
Le cou était tranché mais la tête n’avait pas été détachée du reste du corps. Les auteurs de cet acte horrible n’avaient peut-être pas pu, (pas eu assez de temps pour le faire) achever leur macabre besogne et avaient dû déguerpir pour ne pas être surpris par des témoins qui leur auraient rendu la monnaie de leur pièce. Ce cou tenait donc encore au-dessus de la poitrine nue, ferme et jeune. Les yeux, qui avaient été beaux, larges, étaient encore ouverts et vous regardaient, toisaient certainement les assassins dans leur sinistre opération, jusqu’au dernier soupir de la victime… La plaie béante, une entaille suffisamment profonde, montrait une chair marbrée, en partie rosâtre, en partie verdâtre, saillie hors de la peau.
En même temps que cette image, nous été envoyée une autre, montrant un jeune homme brûlé, assis, tout nu, couvert de cendre, semblable à une statue de pierre. On dirait Sodome et Gomorrhe après la catastrophe ! Derrière la statue, toutes les victimes offertes par centaines au clan diabolique Gnassingbé, exterminées par les tueurs en uniforme( les morts de la Primature, les morts de Freau Jardin, les morts pour l’avènement au trône du fils Gnassingbé…la liste serait longue ).
Mais, je ne veux parler que de la jeune femme. Je suis resté devant cette image pendant de longues minutes, consterné, pétrifié, sans savoir quoi dire, ni quoi penser, les yeux rivés sur le spectacle de l‘horreur. Mon épouse n’a pas pu supporter plus longtemps le spectacle. Elle a éclaté en sanglots et m‘a laissé seul dans la pièce où l’image nous est parvenue, apparue sur le petit écran de nos téléphones portables. Moi, cette image m’a hanté des jours et des nuits. Et quelles réactions ont eues des milliers d’hommes et de femmes, des enfants certainement, chacun selon sa sensibilité, chacun selon sa conception de ce que doit être un homme, ses expériences de la vie, sa capacité d’observation et de réflexion devant cette œuvre du Mal Incarné au Togo ? Insupportable ! Direz-vous ? Le mot n’est-il pas trop faible ? Horrible, épouvantable, terrifiant, ahurissant ? Quels mots employez-vous pour exprimer la frayeur qui vous saisit et vous parcourt de la tête aux pieds, pour finir par vous pétrifier, vous paralyser comme moi ! Inhumain ! Je serai de votre avis, car je me suis, comme des milliers de gens qui l’ont vue, posé la question de savoir si un tel acte peut être commis par un ou des humains sur un autre humain. Bien sûr que les forces dites de l’ordre ont déjà tué au Togo par de nombreux autres moyens, aussi bien sous le règne de Gnassingbé père que sous celui du fils, toujours sans que ces meurtres aient fait l’objet d’une enquête, et surtout sans que la manière dont ils se sont déroulés et leurs circonstances aient été élucidées ; il n’y a de compte à rendre à personne, aucune justification à apporter, quand ce sont des militaires ou des paramilitaires qui tuent des citoyens civils.
Nous sommes dans un État de guerre permanente, de la soldatesque des GNASSINGBÉ contre les civils ; et la mission de cette soldatesque n’est pas de défendre les citoyens, ainsi que l’intégrité du territoire national, par toutes sortes d’armes à sa disposition. Cette noble mission, à vrai dire, nos militaires ne l’ont jamais remplie pour justifier leur existence. Mais alors, qu’ont-ils presque toujours fait ? Et par quoi donc, aux yeux des citoyens togolais et des étrangers, justifient-ils leur existence ? Par des actes de barbarie dont le résultat est semblable à la description que je viens de faire du cadavre de cette jeune femme? Inhumain ! Cela signifie donc que l’acte en question n’est pas commis par des êtres qui viendraient d’un quelconque coin de l’univers des hommes dont nous pouvons nous réclamer. Et d’où viendraient-ils, ces êtres ? Dans nos contes, de tels êtres que les humains redoutent de rencontrer sont appelés « Nukpekpe ». Corporellement, par rapport aux humains, on les imagine comme ayant, soit quelque chose de trop (trois ou sept têtes), soit quelque chose de moins (ils sont unijambistes par exemple). Ce qu’ils ont de trop (ici leur toute puissance et l’impunité dont ils jouissent) leur permet, ou plutôt les enivre et les pousse à concevoir et à commettre tous les excès imaginables, par exemple de couper le cou à une jeune fille. Ce qu’ils ont de moins (les valeurs morales humaines) est un manque qui les rend malades, les remplit d’une soif de puissance qu’ils s’acharnent à combler en faisant preuve d’une méchanceté inimaginable pour un humain. Dans tous les cas, un Nukpekpe est un être qu’il n’est pas souhaitable qu’un humain rencontre sur son chemin.
Et si, le matin du 13 janvier 1963, les Togolais avaient rencontré un Nukpkpe qui, depuis, s’est démultiplié en centaines et milliers de Nukpkpe qui se promènent au milieu de nous, qui se couvrent de l’uniforme ? Et d’où viennent-ils ces Nukpekpe des forces de l‘ordre, mais en fait plutôt forces du Mal incarnées ? Dans les contes, les Nukpkpe sortent tantôt de l’obscurité touffue de la forêt, tantôt du fond de la mer abyssale ou des fleuves, tantôt du sein de la terre. Mais jamais ils ne vivent avec les hommes, parmi les hommes. Esprits invisibles, n’ayant pas de corps matériel, ils s’incarnent dans ceux des hommes et des animaux quand l’envie leur vient de faire du mal à quelqu’un. Et si, sans le savoir, nous avions laissé des Nukpekpe vivre au milieu de nous ? Ne croyez pas que le symbolisme, les métaphores utilisés dans les contes soient gratuits. Ils sont toujours porteurs d’un enseignement, d’une signification qu’il faut savoir lire.
L’égorgement d’un être humain dont nous avons la preuve papable aujourd’hui, alimentait déjà une rumeur qui circulait au temps du tristement célèbre colonel Narcisse Yoma Djoua. Ce Djoua, n’avait-il pas aussi sévi dans la région de Mango, en tant que préfet, allant jusqu’à tuer un vieillard qu’il a arrosé d’essence et brûlé en allumant le feu dans sa barbe, en plein marché parce que l’homme aurait braconné et tué une pintade sauvage dans la réserve ? Or, je peux rendre ce témoignage personnel que je connaissais Djoua Yoma, que nous avions été condisciples au collège moderne de Sokodé. Les voisins de Djoua disaient que lorsque l’on entendait un homme crier à son domicile, d’abord très haut : « Oh, pardon…pardon… », puis que la voix faiblissait de plus en plus avant de s’éteindre définitivement, on comprenait que quelqu’un était décapité. J’ai bien dit rumeur. Donc, je voulais, j’exigeais des preuves pour croire à ce qui se disait au sujet de mon ancien camarade de classe. Mais maintenant, avec la jeune fille égorgée, ai-je encore des raisons de douter de l’existence dans notre pays, des égorgeurs d’hommes, des Nukpekpe ? Des Nukpekpe qui ont l’apparence parfaite des hommes, qui ont grandi avec nous, ont été à l’école avec nous, ont joué avec nous…
A moins que ce soit le système qui les ait ainsi transformés, fabriqués en fonction de l’usage qu’il veut en faire. Et les Nukpekpe ainsi fabriqués, au service du système, dévoués corps et âme au système, ne sont-ils pas prêts à commettre de ces actes que nous avons décrits comme terribles, épouvantables, horribles… à la seule fin de rendre le système suffisamment redoutable, puisqu’un Nukpekpe, c’est fait pour être redouté. Dans d’autres contes d’épouvante, ces êtres s’incarnent dans des animaux, des chiens par exemple aux caractères particulièrement féroces, répartis dans des catégories selon leur spécialité : il y a les Nuhu-Nuhu ( ceux qui s’abreuvent de sang), les gbᾶpu-gbᾶpu ( ceux qui brisent les os)…Et si, dans la répartition des tâches, au sein de la soldatesque dévouée aux Gnassingbé, les bourreaux du peuple, aussi redoutables que les Nuhu-Nuhu et les gbᾶpu-gbᾶpu appartenaient à des corps spéciaux de tortionnaires ? Des spécialistes de la torture par l’utilisation des armes blanches, du courant électrique, du bombardement des populations, de la noyade en mer ou dans les fleuves, de l’empoisonnement, de la mise à feu, de l’étouffement, de l’asphyxie…des moyens les plus atroces, non seulement pour faire mourir, mais aussi, avant que la victime rende le dernier soupir, de la faire souffrir le plus cruellement possible. N’avons-nous pas au Togo, des opposants au régime, tués dans l’incendie de leurs voitures ? Le jeune étudiant Satchivi, dont nous avons vu les pieds brûlés, n’a-t-il pas risqué de mourir dans l’incendie de sa chambre allumé par les agents du régime ?
Pensez à ce qui s’est passé pendant le génocide rwandais : des victimes avaient dû payer pour être achevées par balles plutôt que par armes blanches ou d’être plongées dans des latrines publiques ou pullulent des vers et autres bêtes et où une seconde est une éternité de souffrance pour un homme. Pendant combien de secondes, de minutes a duré l’enfer de la jeune fille égorgée ? Qui nous dira jamais exactement de quelle mort ont été tués le général Ameyi et le colonel Tepe, ainsi que des dizaines d’autres militaires au camp ? Et le commandant Komlan dont le corps a été percé de coups à l’arme blanche jusqu’ à la mort ? Et Tavio Amorin criblé de balles en plein jour, dont l’assassin n’a jamais été sérieusement inquiété ? Reparlerons-nous d’Atsutsé Agbobli dont le corps a été retrouvé à la plage de Lomé ayant pour seul vêtement une seule chaussette au pied ? Où trouverons-nous des traces de David Bruce, enlevé en pleine rue, que personne n’a plus jamais revu ? Plus proche de nous dans le temps et dans l’espace que l’on pense à ceux qui, dans la région de Mango doivent fuir les hommes en uniforme la nuit, à travers la forêt, risquant d’être mordus par les serpents, à la merci de tous les dangers que représentent les bêtes sauvages.
Mais, je reviens à la jeune fille égorgée. J’imagine le moment où elle avait fui avec les autres manifestants devant les forces dites de l’ordre, où elle s’était retrouvée seule, attrapée, isolée des autres, où elle avait vu le couteau brandi, la lame meurtrière étinceler…où elle avait crié, pleuré, supplié, tout comme les victimes de Djoua suppliaient, demandaient pardon jusqu’á rendre l’âme. Sur la vidéo, à part la gorge coupée, son visage et sa poitrine étaient propres comme nettoyées. Mais, il est sûr qu’il y a eu un moment pendant lequel elle s’était débattue quand les forces du Mal incarné l’avaient saisie, renversée à terre, l’avaient violentée, peut-être violée (je revois son combat). Je la revois baignant dans son propre sang, couverte d’un mélange de sang, de sable et de boue…j’entends son râle, au moment où elle rendait l’âme. Que cela ne touche pas les gens, ne touche pas notre prétendue humanité, ce que l’on appelle la Communauté internationale me révolte encore plus.
Après le génocide du Rwanda, des artistes et écrivains avaient effectué une mission dans ce pays. Dans quel but ? Écrire de volumineux romans, de beaux poèmes, des tragédies éclatantes sur ce qui avait été le calvaire d’un peuple et qui devait être la honte de toute l’humanité ? Selon les propres témoignages de ces artistes et écrivains, les Rwandais leur avaient posé cette question : « Où étiez-vous lorsqu’on nous massacrait, lorsqu’on nous tailladait, lorsqu’on nous égorgeait, lorsqu’on nous rassemblait dans des édifices publics et y mettait le feu, lorsqu’on nous plongeait dans des latrines publiques… Ni les pays ou peuples africains, même les plus proches du Rwanda, ni les grandes puissances qui prétendent défendre les valeurs humaines dans le monde entier, ni l’ONU n’avaient pu rien faire pour empêcher que des atrocités les plus inhumaines aient été commises au Rwanda. Et pensez aux massacres tout récents de Dékoué en Côte d’Ivoire dans lesquels des hommes ont été jetés dans des puits devenus des charniers.
Et si demain les Togolais posaient la même question que les Rwandais à d’autres Togolais, jusqu’ici indifférents au drame togolais ou simplement préoccupés avant tout du profit qu’ils tirent de ce système satanique qui nous régit, à des Africains, surtout à ceux qui sont nos voisins immédiats(Béninois, Burkinabè, Ghanéens…) et qui vaquent à leurs occupations habituelles comme si rien de grave ne se passait au-delà des frontières de leurs pays respectifs, aux citoyens et responsables de ces États où les Togolais ont manifesté par milliers et par centaines de milliers pour la fin de ce système qui est le Mal incarné… ? Tout ce monde-là, répondra-t-il alors: « Cela ne nous concernait pas ? Nous ne nous occupons que de nos propres intérêts dans le monde ? Qu’y avait-il à gagner à prendre faits et cause pour les Togolais en révolte contre leur régime ». Mais la jeune femme égorgée, de ses yeux ouverts vous regardera toujours, nous regardera toujours. Et elle vous demande : « Que pensez-vous des cinquante ans d’atrocités dont je suis, parmi des milliers d’autres, la victime ? »
Sénouvo Agbota Zinsou